img/teleskop.jpg

Culture 2040 – Tendances, potentiels, scénarios de promotion


Text: Joël Luc Cachelin
Design: Leander Herzog

Cette année, le Forum Culture et Économie fête son 20e anniversaire. À cette occasion, il se tourne vers l’avenir. L’année visée est 2040, ce qui est dans 20 ans. L’an 2000 est lui aussi à deux décennies de distance. Comme date de référence, elle montre tout ce qui pourrait changer. À l’époque, on craignait que les ordinateurs ne soient pas en mesure de passer le changement de millénaire. L’Expo 2000 à Hanovre a rendu célèbre le Pinkelprinz. Vladimir Poutine devient pour la première fois président russe, George W. Bush président américain. L’émission de téléréalité Big Brother passe pour la première fois à la télévision allemande. L’indestructible Nokia 3310 sort sur le marché1. Au lieu de Facebook, on s’occupe avec Snake. Le monde est devenu plus multimédiatique, plus rapide et plus plat.

L’avenir est multiple, sous forme de mondes virtuels. Ce qui en fait un outil nous permettant de reconnaître et de penser plus loin le présent3. Quand on parle d’avenir, on pense souvent au présent. La (promotion de la) culture est ici au centre de ces réflexions. La culture, c’est tout ce qu’une machine ne peut pas faire. La culture, c’est ce que la nature n’est pas. La culture, ce sont des histoires. Elles racontent ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Au cours des années à venir, la promotion de la culture va devenir un thème central. D’une part, la transition numérique aura pour effet que de plus en plus de personnes travailleront dans des professions qui auront au moins un lien avec la culture. D’autre part, elle accélérera la dématérialisation de la consommation. Celle-ci dérivera vers l’émotionnel, dans des expériences, des conversations, des relations. Nous vivrons dans des palais de l’esprit.

Cette étude ne souhaite pas spéculer sur ce qui pourrait advenir en 2040. De telles prévisions ne changent pas grand-chose au présent – d’autant plus qu’elles n’atteignent sûrement pas la cible. Les pronostics sont trop lisses, l’histoire est imprévisible. Au lieu des conditions précises de l’avenir, on décrira ici et exposera spécifiquement des développements déjà visibles. Six tendances ont été choisies à cet effet. On pourrait parler d’univers parallèles à explorer si l’on souhaitait comprendre notre présent à travers la culture. Pour être efficaces, les institutions culturelles doivent créer des liens qui renforcent, interrogent, nient et transforment ces univers. Sur cette base, les fictions aident à identifier ce qui pourrait être.

Dans son argumentation, l’étude ne souhaite pas répéter encore une fois les discours sur la numérisation. Ils reprennent les mêmes arguments depuis 10 ans. Après l’euphorie initiale, les côtés sombres et les scénarios négatifs dominent actuellement. C’est pourquoi nous anticipons ici une ère post-numérique dans laquelle le numérique n’a pas perdu son pouvoir, mais son mythe. Abandonner le discours sur la numérisation permet de donner un sens à d’autres perspectives, dans lesquelles nous pourrions également réfléchir à l’avenir. Le voyage dans des mondes parallèles s’effectue en trois étapes:

La réflexion est menée ici dans une perspective occidentale, en vue des champs d’action qui s’ouvrent aux acteurs culturels suisses et à leurs soutiens. L’étude est basée sur une exploration des thématiques actuelles dans la littérature et les feuilletons. Elle procède plus à une compilation qu’elle ne fournit de nouvelles propositions d’interprétation. Dans ce sens, le document se comprend comment une sorte d’encyclopédie du futur. En tant que petit ouvrage de référence, il rassemble ce que d’autres pensent actuellement de l’avenir. Dans la deuxième partie, la concrétisation a été effectuée lors de deux ateliers réunissant des expertes et des experts du domaine culturel. On trouvera un répertoire de ces «acolytes» dans la bibliographie.

Un travail d’une telle ampleur ne peut être accompli qu’en équipe. Dans ce sens, nous adressons nos remerciements à l’équipe des mandataires, aux acolytes, aux relecteurs. Leander Herzog a transformé l’étude en format numérique, Büro Sequenz est responsable de la mise en œuvre numérique. Qu’ils soient chaleureusement remerciés.


LES UNIVERS Les forces qui façonneront l’avenir

Les pays imaginaires sont des endroits où nous vivons et rechargeons notre imagination. Nous jouons, nous nous amusons, nous flirtons, nous nous découvrons. Mieux nos besoins matériels sont satisfaits, plus nous y consacrons du temps. C’est la fusion de l’analogique et du numérique. Beaucoup d’entre nous créeront, maintiendront et réfléchiront à ces pays imaginaires grâce à leur travail.

Univers 1 – Des pays imaginaires

Les capacités des machines sont incroyables! Elles calculent et produisent des appareils dentaires, lisent sur les lèvres, vérifient depuis le ciel quelles plantes ont soif dans les champs d’une agricultrice, font des recherches sur de nouveaux médicaments. En tant que cyberarchéologues, elles détectent ce que notre œil ne voit pas – par exemple des lignes de Nazca encore inconnues dans le désert péruvien. Mais elles ne contribuent pas à mettre fin au travail. Bien au contraire: selon les bilans actuels de la transition numérique, de nouveaux métiers émergent précisément là où les entreprises misent sur de nouvelles technologies. Elles inventent des robots, des stockages de données, des nouveaux matériaux, des imprimantes 3D ou des moyens de prolonger la vie. Cependant, avec chaque machine supplémentaire utilisée, les besoins d’apprentissage des personnes concernées augmentent. Des emplois ne demandant aucun apprentissage continu disparaissent.

Les marchés sont difficiles, les marges sont serrées, les concurrents sont agiles. Les entreprises qui n’apprennent pas, qui n’innovent pas, sont exclues du marché. On en appelle partout à l’innovation. On doit être créatif, on veut être créatif. Des carrières de slasher deviennent fréquentes: la contrôleuse donne des cours de yoga le soir, la directrice travaille sur une pièce de théâtre. Si la créativité afflue uniquement vers l’économie, le marché en tant que principe organisationnel et instrument de pouvoir devient encore plus important. L’innovation sociale est nécessaire. La démocratie, les transports publics, la sécurité sociale, les formes de cohabitation et l’espace public notamment pourraient être renouvelés. Y aura-t-il des pays imaginaires sans arrière-plan économique – où personne ne nous regardera, ne voudra nous vendre quelque chose? La tâche la plus importante de la culture sera-t-elle de défendre de tels espaces non économiques?

Y aura-t-il des pays imaginaires sans arrière-plan économique?

Les pays imaginaires sont des destinations de tourisme mental: des jeux, des simulations, des mondes fantastiques, des réalités virtuelles. Ils pourraient être pour nous des espaces dans lesquels nous fuyons quand la vie quotidienne ne nous suffit plus, quand elle nous oppresse, nous stresse, nous déçoit. Pendant ce temps, le tourisme physique – comme précurseur des pays imaginaires – continue de croître. C’est l’un des secteurs les plus importants aujourd’hui – avec un chiffre d’affaires annuel de près de 7600 milliards de dollars. Nous vivons à l’ère du tourisme, overtourisme y compris. Cela ne plaît pas à tout le monde – notamment aux personnes qui s’engagent pour la durabilité, aux extrémistes qui recourent à la terreur pour combattre le tourisme. Comme destinations, les pays imaginaires deviennent également des sujets d’étude. Avec chaque machine qui entre dans le monde du travail, nous sommes plus nombreux à participer à la construction et à la maintenance des pays imaginaires.

Voyager dans le temps

Celui qui vit dans un pays imaginaire peut voyager à travers le temps. Les progrès des technologies numériques facilitent la simulation du passé et du futur. Nous recourrons à des réalités virtuelles et numériques, des jeux vidéo et des chatbots. L’exploration du passé et du futur devient vivante et interactive. Nos voyages à travers le temps nous permettent de réveiller des morts, d’explorer les villes du futur. La vie revient dans les ruines de Pompéi, du Machu Picchu et de Bagan. Les projections et simulations se basent sur nos données. Elles augmentent rapidement, aussi en raison de l’internet des objets. Rien qu’en Europe de l’ouest, on estime qu’il existera quatre milliards d’objets connectés en 2022. Avec chaque fragment de texte, chaque photo ou chaque vidéo, les voyages à travers le temps deviennent plus concrets.

Chaque heure, nous ajoutons quelque chose à notre empreinte numérique. Un mail par-ci, un WhatsApp par-là, de temps en temps un selfie, chaque jour plusieurs photos des enfants. Par rapport à toute personne du XXIe siècle, il n’y a que peu de données numériques sur les habitants du passé, sur Wolfgang Amadeus Mozart ou Meret Oppenheim. En 2040, l’entier de notre héritage numérique sera disponible lorsque quelqu’un voyagera vers notre présent. Nous numérisons également notre passé. Nous scannons les pyramides, reconstruisons des monuments culturels détruits. Léonard de Vinci et compagnie apparaissent dans des jeux vidéo. La numérisation modifie notre perception et notre manière de conserver le passé, de nous en souvenir. Il sera possible d’effectuer des recherches dans des archives photo et vidéo comme aujourd’hui avec du texte. Le hashtag restructure les archives, ce que nous y trouverons sera influencé par des algorithmes. Qui lira encore des livres?

Revivre le passé n’est que l’une des raisons d’entreprendre un voyage dans le temps. Certaines personnes se cherchent en elles-mêmes, ou croient qu’elles deviennent plus empathiques grâce aux rencontres avec les autres. Pendant leurs voyages, elles découvrent des temps différents, apprennent à connaître des personnes, des milieux de vie, des générations et des régions. D’autres voyagent dans le futur. Au lieu de rechercher leurs origines, ils cherchent à deviner l’avenir. Le voyageur dans le temps voit comment les réseaux routiers et ferroviaires, l’agriculture verticale ou le shopping pourraient se développer. Les câbles et les codes sont bien cachés dans les pays imaginaires physiques – à l’image du code de Google, qui comprend 2 milliards de lignes. Deviendra-t-il bientôt indispensable de voyager dans des temps différents pour trouver de nouvelles idées? Et si les populistes, les numériseurs, les fanatiques et les extrémistes ne pouvaient penser à l’avenir qu’en termes de ressemblance?

Envie de jouer

Les pays imaginaires sont des marchés. Les petits magasins ferment, on fait ses achats en ligne. Aujourd’hui déjà, 60% des utilisatrices cherchent des produits sur Instagram. On estime qu’en 2020, un euro sur quatre sera dépensé en ligne. Afin de sauver les centres-villes de la monotonie, du vide et des industries géantes ou d’attirer l’attention de la population, tout devient un événement: l’élection au Conseil fédéral, l’assemblée générale d’une société anonyme, la fête de la lutte, une course de ski éclairée par des projecteurs, le changement à la tête d’un parti, la dénonciation de son prochain 007. Là où de nombreuses personnes se rencontrent, on fait du marketing, on met en scène, on charge d’émotions. Le spectacle garantit l’audience. Les caméras sont allumées, les billets vendus, les flux produits.

Quand on en fait un événement, tout devient un peu plus exotique qu’il ne l’est en réalité. Dans un pays imaginaire, rien n’est plus mal vu que la normalité. L’ennui est interdit. Les jeux sont amusants et nous aident à nous échapper des obsessions économiques, de l’accélération ou des corsets personnalisés que les algorithmes ont tissés pour nous. La nouvelle manière de jouer est incarnée par la multiplication des Escape Rooms – des salles dans lesquelles on dispose d’une heure pour s’échapper en résolvant des énigmes. Il en existe plus de 1000 rien qu’en Allemagne. Les responsables des ressources humaines les ont découvertes depuis longtemps pour tester la créativité et les compétences sociales des candidates. Certains jouent avec des applications pour devenir une meilleure version d’eux-mêmes, pour arrêter de fumer, manger plus sainement, améliorer leur mémoire ou leurs capacités cognitives.

Dans l’envie généralisée de jouer, les plateaux de jeu analogiques et numériques disparaissent. Des villes entières se transforment en terrain de jeu. On joue à Mr. X ou au Monopoly dans Londres. On entre dans des jeux quasi réels qui durent plusieurs mois. Comme Michael Douglas dans The Game, nous ne savons plus qui est un figurant, un acteur ou un passant. Les organisateurs du jeu analysent notre comportement et pourraient avoir l’intention de le modifier en nous donnant un «coup de pouce». Nous jouerons bien sûr en ligne également. Dans les jeux vidéo, nous faisons des rencontres, travaillons, vendons et apprenons. Grâce à une imitation précise du monde analogique, des espaces numériques semblent adéquats pour passer le temps et établir son identité. Par conséquent, le travail se référera de manière croissante uniquement à l’espace numérique.

La voix remplace l’écran

La reconnaissance vocale fait partie des pays imaginaires du futur. Plutôt qu’avec nos mains, nous instruirons les machines avec nos voix. Nous connaissons des précurseurs de ce futur par les chatbots d’une part. Ils nous aident à commander des cadeaux de Noël et à déplacer des dates de livraison, à diagnostiquer des maladies de la peau et à traiter une dépression. D’autre part, nos assistants numériques sont basés sur la reconnaissance vocale. Ils s’appellent Alexa (Amazon), Siri (Apple) ou Cortana (Microsoft). Des humains restent indispensables lorsque les choses deviennent plus complexes, plus émotionnelles, plus imprévisibles. Mais dans 20 ans, ils ne seront plus aussi stupides qu’aujourd’hui. Ils nous recommandent ce que nous devrions cuisiner, résument des conversations, préparent des réunions, effectuent des recherches pour nous.

Dans l’acoustic turn, l’accès à l’information, l’interaction et le divertissement se déplaceront vers des micros, des écouteurs et des haut-parleurs. Aux États-Unis, un quart des ménages sont équipés de haut-parleurs intelligents. 38% des Suissesses et des Suisses utilisent la commande vocale sur leur Smartphone. Il y a deux bonnes raisons pour une utilisation plus fréquente de la reconnaissance vocale. D’une part, notre voix, tout comme nos empreintes digitales ou notre ADN, constitue un élément d’identification sans équivoque. À l’avenir, nous nous connecterons à notre compte bancaire et payerons au supermarché avec notre empreinte vocale. De plus, elle concentre des informations personnelles. Elle condense notre personnalité, trahit nos sentiments, si nous sommes stressés ou déprimés. Les personnes intéressées par cette information pousseront la technologie sur le marché. Qui nous écoute sans se faire remarquer, nous analyse sans autorisation? D’autre part, l’écologie plaide pour la reconnaissance vocale. La renonciation aux écrans permet d’économiser de l’énergie et des matières premières.

Comme dans le film Her, les machines sont toujours à l’écoute. Elles suivent nos pensées et sont là pour nous via Airpod. Est-ce qu’elles vont enregistrer toutes nos pensées? Vont-elles voir et comprendre le sort qui nous attend encore plus tôt qu’aujourd’hui? On voit déjà maintenant des adolescents parler à leurs petites boîtes à la gare, les podcasts sont en plein essor. Les coulisses de notre vie quotidienne s’animeront. Des voitures, des meubles, des fours et des brosses à dents nous parleront. Leurs voix auront un ton humain. Les claviers et les souris disparaîtront, des machines reconnaîtront nos gestes. Plus nous leur parlerons souvent et intimement, plus nous croirons qu’elles nous comprennent, plus nous développerons des sentiments pour elles. Seront-elles nos amies? Qui va préférer avoir des relations sexuelles avec elles plutôt qu’avec des humains imparfaits et peu fiables? Ce self-sex va-t-il devenir la norme?

Les machines et l’art

Depuis longtemps, des machines ont également commencé à être créatives. Elles rédigent des recettes, composent des chansons pop, peignent des images, conçoivent des logos, écrivent des poèmes. Une de leurs capacités extraordinaires est d’imiter la créativité d’artistes décédés. Une intelligence artificielle poursuit l’œuvre de Rembrandt. Elle a mémorisé les nuances de couleur que le maître aimait et les règles mathématiques qu’il utilisait pour peindre les visages. Une fois entraînée, elle est capable de peindre de nouveaux tableaux dans son style. Des amateurs sont incapables de discerner des faux, des originaux ou des suites décalées dans le temps. Les capacités des machines seront indispensables pour la construction des pays imaginaires.

Lorsque le monde entier devient un pays imaginaire, les frontières – entre des mondes créés par des humains et des machines, le réel et l’artificiel, l’original et la copie, la vérité et le mensonge – s’estompent. On a simulé qu’il s’agissait d’un steak, alors que c’est du tofu. Des Deepfakes s’insinuent dans cette délimitation. Des faussaires manipulent les mouvements des lèvres et les voix, placent de faux visages sur des corps. Une Nancy Pelosi prétendument ivre est devenue virale, le «face swapping» avec des acteurs de porno est devenu populaire. Les piratages de la réalité sont trompeusement réels, il est difficile de les détecter. Ils visent encore principalement des célébrités – dans le but d’influencer l’opinion publique, d’extorquer de l’argent, d’attirer l’attention et de créer de l’agitation. Mais les technologies de contrefaçon deviendront si peu coûteuses et si faciles à utiliser qu’elles seront à portée de tous les utilisateurs.

Toutes sortes de choses peuvent être truquées – une photo de vacances, une vidéo de la fête de Noël, la masturbation devant la webcam. Nous sommes tous des victimes potentielles – et dans notre difficulté à discerner le vrai et du faux, nous devenons des observateurs méfiants, des utilisateurs paranoïaques. Malheureusement, il est plus facile de répandre dans le monde que de corriger de fausses informations. Certains d’entre nous se fausseront eux-mêmes. Si tout est un pays imaginaire, pourquoi ne se changer qu’avec des tatouages et des formations continues? Dans un pays imaginaire, l’authenticité ne dure qu’un instant. Nous pouvons être une personne différente à chacun d’eux. Rien n’est ce qu’il paraît, tout pourrait être différent. Il n’y a plus de vérité, d’authenticité, d’originalité. En cas de nécessité, nous redécouvrons les mémoires analogiques, les canaux de communication et les preuves: la machine à écrire, la lettre, l’appareil photo reflex.

Si les institutions culturelles perçoivent les «pays imaginaires» comme une dimension du développement, elles se posent par exemple les questions suivantes: comment peut-on défendre des pays imaginaires non économiques? L’original a-t-il encore de la valeur – et comment peut-on la protéger? Quels jeux et quels voyages dans le temps pourrait-on proposer afin de simuler des utopies et des dystopies, des expériences faites par des minorités? Quel est le rôle de la reconnaissance vocale? Quelles données, sources et histoires sont-elles disponibles pour bâtir des pays imaginaires? Les ordinateurs sont-ils de meilleurs artistes parce qu’ils connaissent mieux nos sentiments?


La netflixisation décrit comment la consommation et la culture s’alignent sur le principe du streaming. Ce qui compte, c’est l’intrigue, une histoire à laquelle on peut se raccrocher. De puissantes plateformes américaines et chinoises dominent le secteur. Elles fonctionnent sur la base de données et d’abonnements. Au lieu d’être verticale, l’histoire est racontée de manière horizontale, avec de nombreux personnages et fils d’intrigues. Cela façonne les identités et les biographies.

Univers 2 – La netflixisation

Une fabrique d’histoires

Il est en fait assez aisé de renoncer à une nouvelle paire de baskets ou à une nouvelle étagère. La consommation privée se tourne de plus en plus vers des biens immatériels – le savoir et le divertissement, des ambiances, des sentiments et des identités. Tout cela est disponible dans les pays imaginaires. Une industrie immense souhaite nous rendre heureux. Elle nous apprend la pensée positive, la pleine conscience et à nous relever. «Aujourd’hui, nous sommes responsables de bloquer nos pensées négatives, de devenir meilleurs et de pratiquer la pleine conscience.» Nous sera-t-il encore permis d’être malheureux et déraisonnables?

Les arguments émotionnels et normatifs sont mis en avant lors de l’achat. Veja souhaite fabriquer des chaussures qui «génèrent des effets positifs pour l’environnement à chaque étape de la production». Chez Choba Choba, nous achetons notre chocolat directement chez le cultivateur de cacao. Les entreprises sont appelées à raconter des histoires, à les vivre après se les être appropriées et à les rendre tangibles dans l’esprit du pays imaginaire. Cela fonctionne au mieux quand elles se réfèrent à des tendances actuelles et font état d’un avenir optimisé. La narration doit aussi s’adresser au marché du travail. Plus les collaborateurs se projettent dans leur travail, plus les visions de l’employeur deviennent importantes. Il ne fabrique pas de produits, il rend le monde meilleur.

Des licornes,, des start-ups pesant plusieurs milliards de dollars, montrent ce qui se passe quand les histoires deviennent plus importantes que la valeur ajoutée réelle. Les fantastiques promesses d’un coup unique ne sont pas toujours suivies d’actes. La valeur des start-ups monte jusqu’à l’absurde – même si les entrepreneurs rêvent avant tout et font des pertes pendant des années. Il existe d’ores et déjà plusieurs livres et des films sont en préparation sur la licorne qui voulait révolutionner les tests sanguins et qui a misérablement échoué. La valeur boursière du prestataire de coworking WeWork a chuté quasiment en une nuit de 47 à 9 milliards. Nous sommes confrontés à une bulle narrative.

Une narration horizontale

La tendance à la netflixisation renforce la narration horizontale. Les histoires de l’Ancien Monde suivaient la logique verticale du film. Les films fonctionnent avec peu de personnages principaux, une intrigue, avec un début et une fin clairement reconnaissables. Tout se résout à la fin, les contradictions ont disparu. Trois métarécits racontant l’histoire de l’Occident ont accompagné l’ère du cinéma vertical. Premièrement, au plan politique, le point prioritaire était le développement et la diffusion de la démocratie. Deuxièmement, le néolibéralisme avait amené le capitalisme aux quatre coins du monde et dans tous les domaines de la vie quotidienne. Et troisièmement, d’un point de vue chrétien, la vie avait mené hors des bras de Dieu avant d’y retourner. Les trois récits ont perdu de leur force.

Pour de nombreuses personnes, les religions ne sont pas pertinentes. «La Zurich de Zwingli devient une ville d’impies», a titré le Tagesanzeiger en janvier 2019. Plus d’un tiers de la population zurichoise n’appartient plus à aucune religion. Dans le monde entier, des populistes contestent la démocratie. Quant au capitalisme, il est critiqué pour son manque de durabilité et le renforcement des inégalités. Au lieu de nouveaux métarécits, de nombreuses petites histoires racontent quelque chose de l’avenir. Une narration horizontale contient inévitablement des contradictions. La complexité qui en résulte constitue une difficulté pour de nombreuses personnes. Elles ont besoin de vérités, de limites, de hiérarchies, de héros, d’une claire identité de genre.

La nouvelle manière de raconter marque notre façon de comprendre les histoires. Finis les causalités simples, les histoires de héros et les événements qui s’enchaînent. Tout devient plus complexe, les réseaux, les dépendances, les contradictions et les histoires parallèles doivent être mis en lumière. Nos biographies et nos identités se vouent également à la narration horizontale. Nous sommes multiples, nous voyons comme un réseau, avons de nombreuses personnalités et carrières. Seules quelques rares personnes croient encore au destin. Au lieu de cela, nous croyons à l’instant présent, à la diversité, à la puissance des souvenirs, au bonheur. Cela nous oblige à nous diriger là où la vie nous mène. L’industrie du coaching est florissante.

Plateformisation

La netflixisation est essentiellement basée sur la puissance des plateformes. Dans le capitalisme des plateformes, chaque produit et chaque service peuvent être réservés via une application – avec les logins et les pistes de données correspondants. La plupart des fournisseurs proviennent des États-Unis et de Chine, Spotify et SAP sont les seules grandes plateformes européennes. Dans le «capitalisme de surveillance», cette lacune prend une dimension géopolitique. À côté de Netflix, Facebook, Uber, Google, AirBnb, booking.com ou l’appli bancaire Revolut sont des représentants typiques de la clique. LinkedIn remplace la rédaction de curriculum vitae et de lettres de motivation. Sur les plateformes, l’offre et la demande se rejoignent parfaitement, les prix sont dynamisés et personnalisés, notre historique de consommation est enregistré en ligne. Les clients deviennent des ensembles de données.

La mobilité et l’approvisionnement en énergie, le système de santé, les soins aux personnes âgées, les assurances ou le recyclage ne sont pas encore organisés par le biais de plateformes. De nouveaux grands groupes apparaissent. Des métaplateformes auront un effet intégrateur et connecteront les anciens fournisseurs. Sky a par exemple introduit une offre permettant à ses utilisateurs d’accéder aux séries de son concurrent Netflix. Nous gérons tous nos comptes avec un seul login au moyen de métabanques. À l’avenir, les billets de A à une destination B engloberont tous les moyens de transport – que nous voyagions en taxi, en train ou en avion. Ces exemples montrent où se trouveront des espaces libres pour de nouvelles plateformes en Europe. Alternativement, elle pourrait se soustraire au capitalisme de la surveillance et repenser des offres d’entreprises technologiques américaines ou chinoises – en renforçant la protection des données ou la décentralisation par exemple.

Même à l’étranger, l’État du futur sera probablement une plateforme – notamment en matière d’administration des impôts et des pensions ou d’accès à des documents via des liens. Dans le domaine de la santé, le passage évident par une plateforme s’installe lentement. Tous les acteurs s’occupant de notre santé auront accès à notre dossier médical numérique. En tant que notre jumeau numérique, il sera désormais actualisé par des toilettes, des chaussures, des habits, des bracelets et des montres intelligents. La culture et la formation offrent également des espaces pour des plateformes. Pourquoi ne pas stocker dans le cloud tous les livres empruntés à la bibliothèque, les tableaux que nous avons préférés dans les musées visités, tous les articles de Wikipédia lus, toutes nos études et les formations continues suivies à l’université, avec toutes les notes que nous y avons prises?

Un abonnement à la consommation

À l’avenir, la consommation s’effectuera encore plus fréquemment selon une logique de l’abonnement déjà largement répandue dans les mondes numériques. Les experts parlent de la subscription economy48. Nous n’achèterons plus une nouvelle version d’Office pour Word et PowerPoint. Au lieu de cela, nous transférons annuellement une certaine somme pour recevoir des mises à jour régulières. Nous payons également un abonnement pour de l’espace de stockage dans le cloud (Dropbox) ou notre consommation de médias (Spotify, Netflix, journaux). 60% des 15 à 24 ans et un quart de la population écoutent de la musique sur Spotify en streaming – tendance en forte croissance. De manière plus cachée, nous payons les services des médias sociaux et des moteurs de recherche par des taxes. Au lieu d’argent, nous transférons des données.

Le système des abonnements assure un revenu récurrent aux entreprises – ce qui facilite grandement leur planification d’avenir. Depuis 2012, les entreprises américaines avec un système d’abonnement se sont développées deux fois plus vite50 que celles qui n’en avaient pas. En tant que clientes et clients de ces entreprises, nous avons immédiatement accès aux dernières offres. Les produits deviennent des versions. En même temps, des variantes réduites d’anciens produits monolithiques se répandent. Nous assurons nos drones pour un week-end, nous offrons un deuxième service de streaming pour un mois. L’abonnement se répand également dans le domaine analogique. La livraison de légumes de la région n’a jamais été aussi appréciée. Le coworking constitue, au moins pour les nomades numériques, une alternative excitante au travail à domicile ou à la location fixe d’un bureau.

L’économie de partage est un important facteur de développement pour les abonnements. Mobility a été une pionnière en matière de changement de perception de la voiture, AirBnb en matière de location d’appartements de vacances. Il pourrait en aller de même pour les vêtements et les meubles – pour nous permettre d’en changer en fonction de notre situation de vie et de protéger l’environnement simultanément. Les bibliothèques et les ludothèques jouiront d’un regain d’intérêt. L’économie de partage apprendra aussi aux entreprises à partager. Elles miseront encore plus sur une utilisation flexible que sur des investissements. On partagera des collaborateurs, des données et des locaux. Des chefs partageront le travail en co-leadership. Les agriculteurs utiliseront ensemble des tracteurs et des drones, des médecins de famille et des dentistes des équipements d’examen et de traitement coûteux, des banques des chatbots et d’autres applications d’IA. Des indépendants se partageront des assistants, des comptables et des salles de séances.

Des réseaux intelligents

Nos données constituent la base d’une personnalisation complète de la consommation, du divertissement et de l’information. Des flux dans les médias sociaux, des playlists, des moteurs de recherche s’adaptent d’ores et déjà à notre empreinte numérique. Nous lisons et écoutons de la musique selon la logique des algorithmes de recommandation. Netflix personnalise même les bandes-annonces de ses séries. Jusqu’en 2040, des journaux numériques, des horaires et des médicaments seront également personnalisés. Des habits et des chaussures seront produits sur mesure. Le réseau numérique empiétera sur le monde analogique. Des hôtels feront des propositions avec qui nous pourrions boire un verre tard le soir. Des caisses-maladie utiliseront des algorithmes pour nous montrer quel psychiatre nous convient le mieux. Même des tatoueurs et des personnes tatouées pourront se rencontrer au moyen d’une plateforme.

Que se passera-t-il quand tout le monde disposera de livres et de films personnalisés, quand chaque pays imaginaire sera une projection personnelle?

À l’avenir, des plateformes généreront le savoir et les sources de pouvoir à partir des données récoltées. Chaque recommandation constituera un test A/B. Elles verront ce qui fonctionne ou pas, ce qui nous attire et ce que nous ignorons. Le hasard s’estompera. Nous nous sentirons observés, perdrons de vue les avis et perspectives des autres. Plus nous ferons des expériences dans des cockpits numériques, plus nous nous trouverons dans un monde formaté. Que se passera-t-il quand tout le monde lira des livres et regardera des films personnalisés? Quand chaque pays imaginaire sera une projection personnelle et que nous y serons tout seuls?

Actuellement, les chambres d’écho médiatique sont particulièrement claires en ce qui concerne le changement climatique ou la perception de la Chine, de la Russie et des États-Unis. Les vérités auxquelles nous croyons sont aussi diverses que les moyens que nous privilégions pour tracer une voie d’avenir. Ils sont transversaux à la géographie. Les sociétés du futur seront des sociétés de valeurs et de marques. Nous nous sentirons plus proches des membres de notre communauté que de nos voisins. Des espaces et des mécanismes permettant de faire sauter les chambres d’écho médiatiques seront d’autant plus importants. L’échange, le partage et le débat, l’imprévisible et le non mesurable, tout ce qui n’aura pas été touché par un algorithme se révélera utile à cet effet. À mesure que les espaces publics rétrécissent, l’impact de l’économie et des collecteurs de données augmente dans nos vies.

Si des institutions culturelles perçoivent la «netflixisation» comme une dimension de leur développement, elles doivent se poser les questions suivantes notamment: dans quel domaine agissons-nous de manière verticale aujourd’hui et raconterons-nous des histoires de manière horizontale demain? Où l’éducation est-elle nécessaire pour faire face à la complexité de la narration horizontale? Où pourrait-on miser sur du push (d’offres et d’informations) au lieu du pull? Où des abonnements, la personnalisation et des algorithmes de recommandation pourraient-ils faire sens en matière de vente d’expériences et de connaissances? Qu’est-ce qui fait partie de l’abonnement, que devrait-on vendre sous forme de «pay as you go»? Que cela signifierait-il si nous nous considérions comme une plateforme? Où faut-il des espaces pour rendre possibles des rencontres fortuites au-delà du réseau intelligent?    


La polarisation menace de diviser non seulement les camps politiques – mais aussi la ville et la campagne, les chrétiens et les musulmans, les jeunes et les vieux, les pauvres et les riches, les personnes instruites et non instruites, les fans et les critiques du numérique. Plus la polarisation est forte, plus le danger de nouvelles fractures dans la société est grand. On craint, on se méfie et on évite l’autre.

Univers 3 – Les nouvelles fractures

Super-éduqués contre ghettos

La polarisation est due aux chambres d’écho médiatique, aux politiciens avides d’attention et de pouvoir, à la mobilité accrue et à la numérisation de nos relations qui deviennent plus fluides, se découplant de lieux précis. La patrie des personnes «hypermobiles» est là où est leur ordinateur portable. Leurs sources d’information, leur style de vie et leur cercle d’amis sont globaux. On se sent reliés à ceux qui pensent comme nous et qui nous ressemblent. La solidarité augmente dans les communautés d’affinité élective, de même que le manque de compréhension pour les autres. Les partis populaires se désagrègent. Ils sont remplacés par des mouvements sociaux dont on aime ou on déteste les fondements. Les adeptes de Donald Trump et ses ennemis, les fans et les détracteurs de Greta Thunberg, ceux qui sont pour ou contre le Brexit n’ont que peu à se dire.

Des effets de «the winner takes it all» renforcent les fractures. Les riches deviennent plus riches, les créatifs plus inadaptés. Les personnes instruites s’installent à proximité de personnes instruites. Les disparités entre «les villes instruites et les villes non instruites» ont doublé depuis les années 1970 aux États-Unis. Alors que les salaires des personnes ayant des affinités dans le domaine numérique et de l’innovation augmentent, ils stagnent dans des professions qui perdent de l’importance en raison de la transition numérique. Les revenus du capital augmentent, les salaires baissent. Des nouveaux métiers émergent dans le segment haut de gamme, alors que des métiers dans le segment intermédiaire disparaissent. L’élite du futur est adepte du numérique ou créative disruptive. L’artisanat connaît un renouveau là où il est indispensable (par exemple les plombiers) ou là où des clients sont prêts à payer cher pour des pièces uniques.

Comment vivent les personnes invisibles des flux numériques? Dans des quartiers sombres que nous ne connaissons même pas?

Mais qu’arrive-t-il aux déchus de la classe moyenne, à ceux qui ne comprennent pas les nouvelles manières de formation des groupes et des identités, à ceux qui tombent à travers les mailles des réseaux sociaux, à ceux auxquels personne ne s’intéresse, à ceux qui sont invisibles dans nos flux? Sont-ils enfermés dans les quartiers sombres que nous ne connaissons pas et ne visitons jamais? Le Danemark tient une liste des ghettos. La classification tient compte du taux de chômage, du taux d’immigration ou du nombre de personnes ayant un casier judiciaire entre autres. Les «enfants du ghetto» doivent aller au moins 25 heures par semaine dans une garderie à des fins d’intégration. Avec près de 20%, les populistes de droite sont nombreux dans le gouvernement danois. Selon l’Atlas de la mondialisation, ils sont également puissants en Autriche, en Pologne, en République tchèque et en Hongrie. La Suisse (UDC: 25,6%) ne figure pas dans ces statistiques.

Pionniers du numérique contre personnes hors ligne

De nouvelles fractures se créent entre les sceptiques et les fans de numérisation qui considèrent que les progrès techniques sont indispensables pour résoudre les problèmes actuels. Ils les acclament parce qu’ils simplifient et intensifient notre vie. Pendant leur temps libre, ils envoient leurs drones au-dessus du lac des Quatre-Cantons. Ils se parent de bracelets, de robes et de baskets, installent dans leur maison des lits, des toilettes et des haut-parleurs intelligents. Des robots sont des partenaires de conversation appréciés. Des fenêtres, des murs et des tables se transforment en écrans. Les fans de numérique laissent l’intelligence artificielle décider de qui ils aiment, de ce qu’ils mangent et de quels livres ils lisent. Des technologies portables mesurent chaque pas, chaque battement de cœur, chaque énervement. Les données générées nous permettent de nous améliorer. Cependant, la quantification des normes auto-imposées modifie volontairement notre comportement. Cette «automesure» ne fonctionne pas très différemment du système de crédit social chinois.

La vie sur terre ne suffit plus aux précurseurs du numérique tels que Jeff Bezos et Elon Musk. Leurs objectifs se situent loin dans l’avenir. Ils veulent aller dans l’espace, vers les étoiles, sur des planètes inconnues, vers d’autres civilisations. Une nouvelle course vers l’espace privatisée a commencé. Pour explorer l’univers, l’humain doit-il devenir un cyborg, se détacher de son corps? Celui-ci sera-t-il plus homme ou machine? Parmi les visionnaires numériques, les sceptiques voient de nombreux dangers dans un monde d’automates, de drones et de cyborgs. Outre une consommation de ressources insupportable, ils craignent l’anonymisation, la perte de solidarité et la surveillance. Le paradis des personnes hors ligne est un Retroland.

C’est un monde avec moins de données, moins de technologie, moins de machines, moins de super-capitalistes qui font tourner la roue à pleine vitesse. Les attentes divergentes pour l’avenir transforment les progrès en conflit religieux. L’intelligence artificielle pourrait devenir une super-intelligence – ou rester stupide pour toujours. Des personnes effrayées veulent interdire la recherche et le développement correspondants. Mais ceux qui exigent que l’être humain reste pâle à jamais argumentent tout aussi métaphysiquement que ceux qui veulent le faire évoluer vers un cyborg avec interface cerveau-internet. Une discussion sur l’avenir, empreinte de religion, n’est pas de bon augure. Nous n’avons jamais été bons pour gérer pacifiquement les conflits métaphysiques.

La Chine contre les États-Unis

Au niveau international, l’imbrication entre les États-Unis et la Chine est frappante. Cela rappelle la guerre froide. Les deux recherchent une domination politique, militaire, technique et économique mondiale et s’arment dans ce contexte d’insécurité et de menace. Les dépenses mondiales d’armement sont aussi élevées qu’il y a 30 ans. Les superpuissances se battent pour la domination de l’espace – et pour le contrôle des satellites (et donc des flux de données). Donald Trump a ordonné la mise sur pied d’une Space Force pour un coût de 740 milliards de dollars64. L’affaire Huawei montre comment la nouvelle guerre froide se déplace vers l’économie, comment ce duel s’infiltre dans notre vie quotidienne et met les régulateurs au défi. Des produits seront-ils interdits, des appareils retirés du marché?

Une menace de conflit armé et de sabotage existe au Moyen-Orient et le long des importantes voies de commerce et des routes de l’énergie en Eurasie. Des installations de désalinisation de l’eau de mer pourraient également être ciblées. Le rôle de l’Europe et de la Russie dans ce conflit reste ouvert. Va-t-on rejoindre l’un des mégasystèmes ou mettre en place des alternatives supplémentaires? De petits pays vont-ils former de nouvelles coalitions – la Suisse, la Suède, la Norvège, l’Irlande ou la Nouvelle-Zélande? On ne sait pas non plus comment le continent africain se comportera au cours des prochaines décennies. Le géant va-t-il se réveiller, se libérer du néocolonialisme et devenir la nouvelle Chine grâce à sa jeune démographie? Passera-t-il par-dessus des époques entières en un grand saut pour devenir le nouveau point névralgique de la haute technologie de la planète? Un chômage massif68 menace-t-il dans trente ans?

Une concurrence systémique apparaît également entre des états démocratiques et des états autoritaires dont le nombre a augmenté ces dernières années. Ils semblent mieux profiter des outils numériques que les démocraties qui ont du mal à se renouveler numériquement. Les pays autoritaires mettent en œuvre alors que les démocraties débattent des droits fondamentaux, de la liberté et de l’autodétermination. Sont-ils en train d’écrire une autre fin de l’Histoire? Un duel entre les forces écologiques et les forces libérales du marché apparaît également. L’Europe va-t-elle miser de manière consciente sur un Green Deal? Les forces vont-elles s’unir, comme chez les verts libéraux ou la coalition entre les verts et les conservateurs en Autriche?

Stratégies de réduction de la complexité

Dans un monde polarisé, les outils pour faire face à la complexité, les contradictions et les zones de tension sont différents. Comme il n’existe ni métanarration universellement valable ni opinion partagée sur le progrès, nous devons trouver notre chemin nous-mêmes. Certains en appellent à encore plus de technologie. Des assistants numériques doivent les guider dans des villes, à travers le flot d’informations et la jungle des échéances. Ils nous signalent quand boire un verre d’eau, aller chez le dentiste et mettre fin à une relation. Les données et les métadonnées sont la panacée pour les amateurs de numérique. Ils croient y trouver de nouveaux médicaments, des lignes de bus sensées, mais non encore créées ou la bonne composition des équipes.

Seules des machines peuvent garder la vue d’ensemble sur d’énormes quantités de données. Pourront-elles garder leurs secrets? Un deuxième groupe fait confiance à l’État-nation plutôt qu’à des machines et des données. Lui aussi remet la responsabilité entre des mains étrangères. Les populistes jouent avec leurs espoirs et leurs peurs. Ils proclament la supériorité de leur pays. America First. Make America great again. Les références à une identité religieuse renforcent leurs arguments. Choisis par Dieu, les pays sont destinés à être très spéciaux. La mondialisation est réduite, les frontières sont fermées – y compris les frontières numériques: partout des réseaux éclatés au lieu d’un internet mondial – pour la Chine, la Russie, la Turquie, l’Iran.

Cette réduction de la complexité doit être affinée. Si on est les meilleurs, les autres sont forcément moins bons – ou pire encore, ils veulent faire du mal, souiller ce qui nous appartient. Un troisième groupe mise sur sa propre réflexion plutôt que sur des interventions de tiers. Les membres de ce groupe promeuvent et utilisent la culture et l’éducation pour ne pas se perdre dans un monde complexe. Ils voyagent, lisent, regardent des films, vont au théâtre et au restaurant. Ils cherchent leur voie dans des conférences et des spectacles, dans des discussions avec d’autres citoyennes instruites. Ils considèrent que les changements sont une chance. Ils voient des avantages à pouvoir constamment choisir une nouvelle place pour eux-mêmes dans un monde en mutation. De toute évidence, ce voyage est ardu. Il ne permet pas de déléguer la responsabilité pour sa vie.

Repolitisation

La polarisation a un effet positif quand elle nous secoue, nous encourage à chercher un terrain d’entente dans nos différences et fait émerger de nouvelles formes de solidarité. À cette fin, il semble nécessaire de renforcer le désir d’un discours politique constructif. Repolitiser ne signifie pas simplement accepter la polarisation, mais la prendre comme base de réflexion. Cela exige d’une part un système politique dans lequel nous tirons parti des possibilités de participation, dans lequel un débat objectif et la recherche de compromis sont possibles. Faudrait-il donner plus d’importance à la discussion et au débat dans les écoles du futur?

D’autre part, il semble important d’orienter la discussion vers les causes de la polarisation. Nous examinons ce qui nous divise, quelles sont les causes des inégalités sociales et qui pourrait même profiter de notre polarisation. Un autre aspect positif de la polarisation pourrait être l’innovation. Plus les conflits sociaux et les nouveaux obstacles à la mobilité sociale deviennent évidents, plus la gauche réclame des réformes dans les services publics et les infrastructures que nous utilisons tous au quotidien. Plus nos vies sont numériques, plus l’infrastructure immatérielle devient importante: moteurs de recherche, séries, médias sociaux, infos. Jusqu’à présent, des places, des canaux et des points de contrôle dans les médias numériques ont été établis par des entreprises privées. Comment l’état redevient-il innovant? Doit-il reconquérir du terrain dans le domaine numérique?

Enfin, des espaces publics jouent un rôle central dans le dépassement des fractures. C’est là que l’on voit et approche l’autre, et qu’on apprend que la cohabitation est possible sans problèmes. N’est-ce pas génial quand des femmes voilées et des transsexuels, des personnes en fauteuil roulant et des touristes dansent ensemble? La culture réduit la polarisation en réunissant en un même lieu des personnes d’origines et de milieux sociodémographiques différents, les aide à adopter des perspectives inhabituelles, sert de médiatrice entre les pôles. Des bons culturels pourraient promouvoir l’ouverture à l’inconnu. Des offres à bas seuil permettent à des bibliothèques et des théâtres municipaux d’atteindre de nouveaux groupes cibles. Cela ne fonctionne pas sans street cred. Si des offres sont perçues comme déconnectées, élitistes ou dépassées, personne ne se les appropriera.

Si des institutions culturelles considèrent de «nouvelles fractures» comme une dimension du développement, elles doivent notamment se poser les questions suivantes: Quelles lignes de démarcation produit-on et renforce-t-on en tant qu’institution culturelle? Lesquelles pourrait-on s’approprier, lesquelles pourrait-on aborder en les modérant? Quelles offres pourrait-on mettre à disposition gratuitement, où pourrait-on développer des espaces publics? Comment peut-on encourager le désir de discours politique? Quelles offres pourraient permettre de détecter et d’éclater des chambres d’écho médiatique? Où y a-t-il des variantes, des approches différentes et des offres d’identification européennes par rapport aux visions des États-Unis et de la Chine? Comment l’indifférence se transforme-t-elle en solidarité?


Nous n’avons jamais vécu aussi longtemps qu’aujourd’hui. Selon les prévisions, nous atteindrons un âge encore plus avancé en 2040. À l’ère argentée, la troisième phase de vie ne cesse de s’allonger. Nous avons plus de temps pour nous redécouvrir et redécouvrir le monde. Cela crée de nouveaux marchés, mais aussi des contraintes en matière d’infrastructure. Dans la société des centenaires, la relation entre jeunes et vieux est façonnée par le pouvoir des vieux.

Univers 4 – L’ère argentée

Centenaires et millénaires

En 2016, l’espérance de vie était de 83 ans en Suisse. Par rapport à 1966, cela représentait une augmentation de 12 ans. Il y a un siècle, on mourait déjà à 50 ans. D’ici 2045, nous devrions vivre cinq ans de plus en moyenne. Mais ces évolutions ne sont peut-être rien comparées à une fracture potentielle du vieillissement. Certains experts pensent que le premier être humain qui vivra mille ans est déjà né. Aux États-Unis, l’espérance de vie a en revanche diminué pour la troisième année consécutive. L’alcool, l’augmentation du taux de suicide et la crise des opiacés sont jugés responsables de cette baisse. Tout le monde n’est pas égal face à l’évolution de l’espérance de vie. Notre richesse influence l’âge de notre mort. Le pourcentage le plus pauvre des Américains vit en moyenne 14 ans de moins que le plus riche.

L’importance de la phase de vie argentée progressera d’ici 2040, notamment parce que de nombreux baby-boomers auront pris leur retraite à ce stade. En Suisse, le nombre de personnes à la retraite augmente de 100 000 par an. À partir de 2021, les personnes qui quitteront la population active seront plus nombreuses que celles qui y entreront. La transition démographique devient réalité, pour la politique comme pour les entreprises, qui perdent des savoir-faire et des relations. Les retraités sont aujourd’hui plus prospères et mieux éduqués qu’autrefois. Beaucoup d’entre eux vivront centenaires. Les riches dont les pronostics sont mauvais se font congeler à -196 °C. Ceux que la cryogénisation ne convainc pas font tout simplement remplacer leurs organes, articulations et cellules80 au fur et à mesure par les médecins. Chez les centenaires, 35 ans au moins séparent la retraite et la mort. C’est deux fois plus qu’entre la naissance et le début de la vie active.

Pour une société vieillissante, la question de s’accorder cette longue tranche de vie ou d’allonger la durée du travail devient de plus en plus cruciale. Si elle n’agit pas, la pression sur les assurances sociales augmente encore, accentuant l’endettement et la pauvreté des seniors. Chacun de nous se demandera combien de temps devrait (ou devra) durer sa vie active. Certains décident de travailler jusqu’à 70 ou 90 ans, donc de continuer à faire partie de la société active, à toucher un salaire, à être demandés pour leurs idées et leurs contacts. Toutefois, le monde du travail actuel ne soutient de longues biographies professionnelles qu’à titre exceptionnel, par exemple dans le cas de personnalités et de membres de conseils d’administration. L’usure physique et corporelle liée au travail est trop forte, le scepticisme à l’égard du travail à temps partiel, des périodes sabbatiques, des reconversions ou de la direction conjointe trop marqué, les stéréotypes machistes des managers qui réussissent trop tenaces.

Les anciens soixante-huitards vont-ils lancer une seconde vague de start-up et défier les géants technologiques qu’ils ont autrefois créés?

Les soixante-huitards, entrepreneuses et entrepreneurs argentés

Nous avons tendance à associer les start-up à de jeunes hipsters en baskets, tout juste sortis de la fac, aux ordinateurs portables, aux espaces de travail partagé. Il est pourtant grand temps de revoir cette idée. Les modèles économiques du futur n’ont pas tous un lien avec la numérisation. Toutes les start-up n’ont pas des ambitions de blitzscaling et de conquête monopoliste du monde81. Comme on le voit ici, il existe d’autres mégatendances, sans compter que la numérisation n’est pas dépourvue de risques et d’effets secondaires. Un esprit d’entreprise post-numérique est requis. Il existe des plans et des possibilités de revenus plus modestes, à petite échelle et au niveau local, sans effets de réseautage ni de «gagnant qui rafle tout».

Une économie composée uniquement d’acteurs mondiaux qui engloutissent voracement les données est sinistre. Les anciens soixante-huitards vont-ils, à un âge avancé, lancer une nouvelle vague de start-up et défier les cartels technologiques qu’ils ont créés? Leur cheminement de la contre-culture à la cyberculture reviendra-t-il à son point de départ? L’ère argentée verra en tout cas bon nombre d’entrepreneuses et d’entrepreneurs qui n’ont plus vingt ans depuis bien longtemps. Ce choix de carrière est pour l’instant plutôt rare. Mais un immense potentiel créatif inexploité sommeille ici. Les seniors ont du temps et l’expérience de la vie. Ils ont été actifs sur de nombreux marchés nationaux et internationaux pendant plusieurs décennies.

Ils connaissent peut-être mieux que les jeunes les idées capables de s’imposer, surtout parmi leur groupe cible, surtout en ce qui concerne les solutions pour une société des centenaires. Les seniors ont certes de l’expérience, du temps et de l’argent. Mais peut-être leur manque-t-il le courage de tout recommencer à l’automne de leur vie. Les entrepreneurs argentés savent-ils à qui s’adresser pour concrétiser leurs idées? Ils pourraient bien craindre d’être humiliés, de poser des questions idiotes. Le potentiel social des personnes âgées est tout aussi grand. Au lieu de s’isoler, elles pourraient, ensemble, cuisiner et apprendre des langues, nourrir les chats, guider les touristes dans la vieille ville, aider aux devoirs, demander par téléphone comment ça se passe.

Les vagues de l’apprentissage tout au long de la vie

Plus nous vivons longtemps, plus nos biographies sont longues, plus la formation tout au long de la vie devient cruciale. Comment devons-nous éduquer nos enfants pour qu’ils puissent mener à bien une biographie professionnelle de 60 ans, qu’ils restent curieux et critiques toute leur vie? De quelles compétences ont-ils besoin pour acquérir des savoirs durant toute leur existence alors que les médias changent? Où enregistrer les apprentissages faits à 20 ans et peut-être encore nécessaires à 80 ans? L’espace de stockage de notre cerveau est-il suffisant ou faut-il le compléter par des extensions numériques? Si les règles actuelles du progrès se maintiennent, deux grandes vagues technologiques se succéderont durant chaque biographie. Il est évident que l’éducation doit permettre un apprentissage autonome, autodidacte.

L’apprentissage tout au long de la vie ne s’arrête pas après les études, au contraire, c’est là qu’il commence pour se poursuivre loin dans la vieillesse. Les nouveaux vieux veulent consacrer la phase argentée de leur vie aux excursions, aux voyages de découverte de soi et à la formation continue. L’apprentissage ne se concentre plus sur la carrière, mais les grandes questions. D’où vient la vie et où mène-t-elle? Qu’est-ce qui a changé aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles? Quelles sont les probabilités de vie extraterrestre? Les robots nous chasseront-ils de la planète? Bien sûr, les universités du troisième âge existent depuis belle lurette. Mais les vieux du futur ne se contentent pas de soirées-conférences facultatives. Ils misent plutôt sur des années d’études, sanctionnées par des examens et des diplômes. D’ici 2040, de nouveaux établissements d’enseignement pour seniors seront créés et ceux qui existent seront adaptés à leur groupe cible argenté.

La question la plus passionnante en matière d’apprentissage tout au long de la vie est peut-être de savoir si, en plus de deux vagues évidentes d’éducation au début et à la fin de l’existence, il doit y en avoir une troisième au milieu, consacrée à la formation et au perfectionnement intensifs. C’est le moment où on se demande pourquoi on est ici et ce qu’on veut faire de sa vie. On entame une seconde carrière, parfois très différente et plus proche des véritables aptitudes et passions. La quête de sens se substitue à la soif de réussite. L’un ou l’autre CAS ne suffisent sans doute pas pour rebooter sa vie à 40 ans.

Soins à domicile

Le vieillissement n’a pas que des bons côtés. Mais l’avenir offre la possibilité de repenser les aspects désagréables. L’hôpital, la clinique psychiatrique et le home de demain seront ainsi bien plus souvent transférés à domicile. Les coûts ne sont pas les seuls arguments en faveur de ce scénario. La prise en charge 24 h/24 requiert beaucoup de personnel. La nourriture et l’hébergement sont également coûteux: le logement et les repas représentent plus de 40% des frais d’un établissement médico-social. Les résidentes et résidents les couvrent aujourd’hui plus mal que bien. La moitié d’entre eux perçoit des prestations complémentaires (PC) outre l’AVS. L’assurance dépendance obligatoire est l’une des réponses possibles.

Les technologies numériques sont un second argument en faveur de la généralisation des soins à domicile. Avec des lits, caméras, toilettes et horloges intelligents pour effectuer la surveillance qui incombe aujourd’hui aux infirmières et aux médecins des homes. Des pilules intelligentes qui signalent si elles ont été avalées. Des montres connectées qui prennent le pouls et la tension et qui détectent la fibrillation auriculaire86. Même les soins de santé mentale deviennent numériques. Le canton de Zurich, à lui seul, s’attend à compter 50 000 personnes atteintes de démence d’ici 204087. Des chatbots et des haut-parleurs intelligents pourraient être utiles. Nous leur parlerons de notre santé, de nos craintes et de notre passé. Nous remonterons le temps dans des pays des merveilles virtuels et revivrons nos plus beaux souvenirs88. Les robots de soins tant redoutés devraient bien souvent être immatériels et nous accompagner au quotidien sous forme de voix aimante, attentionnée et serviable.

Enfin, le désir d’autonomie et de liberté parle en faveur d’un vieillissement à domicile. La perspective de finir nos jours dans un établissement médico-social effraye beaucoup d’entre nous. Nous voulons rester chez nous, entourés de nos livres et de nos animaux, près de notre jardin, avec une vue qui nous est familière, dans une maison pleine de souvenirs de jours où nous étions plus frais et plus forts. Les plateformes de type Netflix, sur lesquelles nos soins sont organisés par nous-mêmes ou par nos proches progressent, tout comme les colocations intergénérationnelles. Avec la nouvelle façon de vieillir (qui gomme les différences entre générations) et la généralisation du travail des femmes, le ménage multifamilial connaît un retour en force.

Des vieux puissants

Du fait du vieillissement et de la baisse de natalité simultanée, les sociétés occidentales n’entretiennent plus les mêmes rapports avec les jeunes et les vieux. (Chiffres Suisse) En raison de leur nombre supérieur et de leurs ressources financières, les seniors détiennent le pouvoir politique et économique pour les années à venir. Cette domination pourrait se poursuivre une bonne partie du XXe siècle grâce à une industrie florissante visant à enrayer le vieillissement et à nous garder éternellement jeunes. Cette nouvelle situation se reflétera dans les scrutins et élections et semble peu favorable aux réformes rendues nécessaires par la numérisation, la démographie et la crise climatique. Ces seniors président en outre à la destinée de la direction stratégique de nos entreprises. Cette forme de pouvoir a un sexe et il est masculin.

Cela saute notamment aux yeux dans les conseils d’administration. Seuls 55 des 206 dirigeants stratégiques des entreprises cotées à la SIX sont des femmes. Lors d’une étude Deloitte, 21% des membres de conseil d’administration interrogés se sont dits opposés une augmentation de la proportion de femmes, 91% sont contre les quotas de femmes. L’âge moyen est par ailleurs de 59 ans. Et comme nous restons en forme plus longtemps, ces éminences grises conserveront sans doute le pouvoir un bon moment encore. En supposant que les baby-boomers et les membres de la génération X travaillent jusqu’à peu avant 90 ans, les conditions actuelles se maintiendront encore 30 ans. La génération Y aura alors près de 70 ans. Il lui faudra donc être très patiente pour concrétiser ses idées et dans 30 ans, elle n’aura plus envie de tout changer. Cela explique peut-être pourquoi elle se retire dans la sphère privée. La génération adulée deviendra-t-elle une génération perdue?

Le conflit entre jeunes et vieux s’intensifiera si les jeunes rendent les vieux responsables d’un monde surendetté, au bord de la catastrophe climatique. Les manifestations liées au climat donnent un avant-goût des conflits. L’image d’ennemi – de la gauche, des femmes, des jeunes, du développement durable, des réformateurs – du Blanc âgé se renforce. Le vieillissement et l’évolution des relations entre les jeunes et les personnes âgées ont une dimension internationale qui n’a pas été abordée pour l’instant. Toutes les sociétés ne vieillissent pas au même rythme. En Corée du Sud et en Chine, le rapport de dépendance des jeunes (0-14 ans par rapport aux 15-64 ans) est quatre fois plus bas qu’au Nigeria ou en Éthiopie. Potentiellement plus innovantes, les sociétés jeunes sont également confrontées à des conflits lorsqu’elles ne peuvent offrir du travail à la jeunesse. Celle-ci se bousculera vers l’Europe.

Lorsque les institutions culturelles considèrent «l’ère argentée» comme une dimension de développement, elles se posent par exemple les questions suivantes: comment aborder les thèmes en lien avec la transition démographique? Comment adapter les offres à un public plus âgé et les rendre plus accessibles? En quoi exactement les habitudes et les besoins des seniors et des jeunes sont-ils différents? Comment permettre l’insertion professionnelle des seniors, y compris les retraités? Comment encourager le dialogue entre les générations? Quelles aides à la réflexion proposer en matière d’augmentation de l’humain?


Nature First découle de la nécessité de mieux gérer nos matières premières épuisables. D’ici 2040, la population augmentera, de même que le niveau de vie mondial moyen. Jusqu’ici, l’augmentation du niveau de vie se traduisait par une demande accrue de matières premières, d’énergie et de mobilité. Nature First décrit les problèmes qui en résultent, des pistes de solutions et les zones de tension politiques.

Univers 5 – Nature First

Green New Deal

Les conséquences négatives du changement climatique sont de plus en plus manifestes. L’élévation du niveau de la mer menace l’habitat humain et, d’ici 2040, la glace de l’océan Arctique pourrait avoir fondu92. Certes, seuls 2% des masses terrestres sont situées à moins de dix mètres au-dessus du niveau de la mer. Mais il s’y trouve des mégalopoles comme New York, Sydney, Londres, Mumbai, Vancouver, Tokyo ou Shanghai. Le Bangladesh, les Pays-Bas et les États-Unis pourraient perdre d’énormes étendues de terre. La population de ces côtes est estimée à 680 millions d’habitants. Des îles entières disparaissent. Les incendies font rage – les incendies en Australie au tournant de 2019/2020 seront-ils «le Tchernobyl de la crise climatique»? Des millions, voire des milliards d’animaux96 ont péri dans les flammes, dont de nombreux koalas trop lents pour se sauver. Les matières premières viennent à manquer: charbon, cuivre, phosphore, cobalt, tungstène, lithium, sélénium ou yttrium98, important pour la technologie laser. Rares et difficilement remplaçables, elles sont souvent produites dans des pays politiquement instables.

Une transition écologique exige une consommation plus durable. Or, la mobilité, le niveau de vie et la consommation de données augmentent. En 2019, la consommation de données des Allemands99 a augmenté de 40% par rapport à l’année précédente. On estime que le nombre de passagers aériens aura doublé d’ici 2040. Les déchets par personne ont été multipliés par plus de deux depuis 1975. En Suisse, on génère 26,3 kilos de rebuts électroniques par habitant et par an. 80% de l’électroménager jeté finissent dans les ordures ménagères ou sont éliminés illégalement. Pour améliorer son écobilan, l’économie devrait viser un allongement de la durée de vie des produits et éviter les déchets. Les circuits fermés pourraient constituer une piste. Les épluchures de fruits se transforment en carton, IKEA fabrique des meubles à partir de matériaux d’emballage. Dans les fermes aquaponiques, les excréments de poissons sont transformés en engrais pour légumes.

L’économie du futur n’est pas seulement dictée par les conseils d’administration et les hautes directions. Nous sommes tous clients, salariés, investisseurs et régulateurs. Le changement s’opérera lorsque nous achèterons avec plus de discernement ou que nous mettrons à contribution les banques en tant que multiplicatrices des flux financiers. Elles investissent par exemple des milliards de dollars dans les énergies fossiles: 57 milliards pour Credit Suisse, 26 pour UBS (2016 à 2018), selon la SRF. Sans surprise, les fonds durables progressent, la demande de transparence totale de leur composition s’accroît. Les personnes intéressées composent elles-mêmes leurs produits de prévoyance. Nous pouvons promulguer des lois pour soutenir la transition écologique. D’ici 2040, la Grande-Bretagne, la France, la Norvège, la Suède et le Danemark veulent interdire les voitures diesel et essence. D’ici là, tous les court-courriers norvégiens devraient fonctionner à l’électricité. Nous pouvons aussi conclure un Green New Deal. Il requiert des investissements dans les transports, la construction de logements, le secteur de l’énergie, l’agriculture et la sylviculture.

Bionique, entreprises bioniques et géo-ingénierie

«Nature First» signifie apprendre de la nature, répliquer son intelligence et considérer que l’humain fait partie d’elle. La bionique – mot-valise composé de «biologie» et de «technique» – est représentative de cette vision. La bionique exige que nos technologies deviennent aussi intelligentes que la nature. Elle est très avancée en architecture. Construire à l’image de la nature signifie imiter ses formes et ses fonctions, copier son utilisation efficace des ressources. La tour Eiffel imite la structure des os humains. Lors de l’Expo 2012, une façade lamellaire qui s’ouvre et se ferme en fonction de la lumière du soleil a été présentée. De nouveaux procédés de production comme l’impression 3D nous rapprochent de la manière de construire de la nature.

Les systèmes sociaux souhaitent également apprendre de la nature. Comment pouvons-nous constituer des sociétés en essaims sans tomber dans la stupidité grégaire, sans instaurer un techno-État autoritaire imposant la coordination par la surveillance? Les entreprises aussi rêvent d’intelligence en essaim. Le puissant Boston Consulting Group (BCG) évoque des entreprises bioniques. Elles combinent le meilleur de la nature et de la technologie, dans leur environnement de travail, leurs formes d’organisation, leurs flux d’information, leur gestion de ressources restreintes. Les entreprises bioniques s’adaptent de manière flexible à un environnement changeant en fonction de leurs potentiels. La tâche de la direction est d’optimiser le flux des pensées, des idées et des connaissances, mais aussi des données et des émotions. Dans le même temps, elle empêche les comportements grégaires et les effets de groupe.

Si l’humain continue à se comporter de manière peu durable, il pourrait être contraint d’intervenir en tant qu’ingénieur dans les mécanismes fondamentaux de la nature. Les interventions techniques dans le système climatique terrestre sont appelées géo-ingénierie. On veut par exemple planter plus d’arbres et étendre les forêts. Mais ces mesures assombrissent la surface de la Terre, qui absorbe plus de chaleur. Une initiative du ministre de l’Énergie de l’administration Obama voulait compenser ces effets par des voitures et des toits blancs ainsi que des rues plus claires. Les réflexions du programme chinois de géo-ingénierie sont plus radicales. Pour empêcher la montée des océans, il prévoit des murs pouvant atteindre 100 mètres de haut au large du Groenland. Parmi les autres mesures d’urgence discutées figurent le pompage de l’eau vers l’Antarctique, la fertilisation des océans ou l’ensemencement des nuages.

Soif de déconnexion

À l’ère numérique, le travail, les contacts sociaux et le divertissement ont lieu sur écran. Leur taille peut varier, mais ils sont omniprésents, au lit, à l’arrêt de bus, aux toilettes. Nous nous enchaînons de notre plein gré au numérique. Nous sommes depuis longtemps une société du smartphone. En Suisse, un enfant de six ans sur quatre possède son propre téléphone. Nous consultons notre compagnon numérique 88 fois par jour. Les adolescents passent jusqu’à quatre heures par jour en ligne. Dans 20 ans, les smartphones n’existeront plus sous leur forme actuelle. Ils deviendront plus immatériels, plus invisibles, plus fluides. Il est question de lunettes, de lentilles de contact, d’écouteurs et de bagues intelligents ou de projections sur le poignet pour leur succéder. Nous fusionnerons encore davantage avec notre aura numérique.

Ne rien faire devient un acte de rébellion.

Beaucoup voient dans la nature un contre-pôle bienvenu au monde numérique. Celui-ci est souvent synonyme d’anonymat, de stress, d’énervement, d’irritation. Afin de les réduire, nous recherchons l’opposé – pour trouver la paix, ordonner nos pensées et nos relations, nous sentir humains, cultiver nos sens. Le besoin de refuges à l’abri du numérique équivaut à une soif de déconnexion. On aspire au silence et à la solitude, à des moments où l’on se rend compte de ce qui nous tient à cœur, de ce que l’on souhaite vraiment. Ce sont des oasis de lenteur, sans notifications push ni rappels. Ne rien faire devient un acte de rébellion.

Les lieux de déconnexion sont libérés des contraintes de la société multioptionnelle. Nous n’avons pas à décider, à choisir, à rendre des comptes à qui que ce soit. On peut laisser tomber les masques, se contenter d’être, devons d’attendre et même de s’ennuyer. Nos systèmes ralentissent, se mettent en veille. N’est-ce pas dans ce néant que nous comprenons le mieux qui nous sommes? Pour étancher cette soif de déconnexion, les réserves coupées du numérique proliféreront d’ici 2040. Des brouilleurs nous rendront injoignables. Nous, c’est-à-dire les élites numériques, ceux qui peuvent s’offrir ces répits. Des massages nous aident à nous détendre. Des bains de forêt nous guérissent. Le désir de pureté, de coton pur, de vraie vanille s’inscrit dans cette envie de déconnecter.

Fractures vertes

Plus l’écologie devient une thématique politique, plus elle crée de nouvelles fractures sociales. Celles-ci se situent là où certains promulguent le renoncement au nom de la durabilité – alors que d’autres invoquent leur liberté. Qui veut protéger la nature par le renoncement aura tendance à recourir à l’intervention de l’État, aux interdictions, aux lois et aux taxes. À propos de trafic aérien: les compagnies aériennes ne paient toujours aucun impôt sur le kérosène. Inversement, les défenseurs de la liberté s’appuient sur l’intelligence des marchés. Les femmes entrepreneures tournées vers l’avenir devraient multiplier le bon et réduire le mauvais. Les puissants – comme Murdoch en Australie – influencent les médias pour faire passer leur vision du changement climatique. Chaque camp a différents rêves et différents ennemis. Elon veut aller sur Mars et Greta sauver la planète. Les deux seront-ils possibles?

Comme il s’agit d’identité, le débat identitaire entre la liberté et la durabilité est émotionnel. Les conflits deviennent tangibles dans le cas des biens de consommation à fortes émissions, à l’instar des voyages en avion, des voitures, de la viande ou du logement. La viande et les voitures seront bientôt aussi stigmatisées que le sont aujourd’hui la cigarette et l’avion. L’utilisation du numérique se voudra plus fortement écologique. Les équipements engloutissent énormément de matières premières rares et leur consommation d’énergie est considérable. Le streaming est particulièrement néfaste. Le streaming équivaut au nouveau trafic aérien. Aux États-Unis, aux heures de pointe, 50% du trafic Internet est déjà dirigé vers Netflix et YouTube. À lui seul, Netflix génère 15% du trafic. Les centres de données consomment beaucoup d’électricité, on estime que la capacité de stockage aux États-Unis a été multipliée par cinq entre 2014 et 2020.

Le Green New Deal vise à sauver la nature, à renforcer l’économie et à créer de nouvelles places de travail. Renoncer aux anciennes technologies engendre une pression supplémentaire sur l’innovation. Plus de honte de prendre l’avion signifie plus de trains à grande vitesse. Le réseau chinois est mieux développé que celui de l’Europe, quant au réseau américain, on n’en parle même pas. La diminution de la consommation de viande et de lait dynamise les alternatives végétariennes et végétaliennes. Dans 20 ans, les produits de substitution et la viande sortie de l’éprouvette seront monnaie courante, voire habituels. Il en va de même pour les poissons. Les océans sont en mauvais état et les problèmes d’industrialisation se font sentir dans la pisciculture. Quarante-deux litres d’eau de Javel sont nécessaires pour chaque tonne de saumon (afin de tuer les poux de mer). La politisation de l’alimentation renchérit sensiblement les produits animaux, non saisonniers et régionaux. De même, les interventions dans les domaines de l’approvisionnement énergétique et de la mobilité pourraient déclencher des avancées rapides en matière d’innovation.

Écolabels et écodictatures

Les écolabels sont de plus en plus demandés afin d’augmenter la durabilité de notre consommation. Ils indiquent par exemple la quantité d’eau utilisée pour produire des aliments ou la quantité d’énergie nécessaire à leur stockage et à leur transport. Au niveau des banques, les labels verts montrent à quel niveau de durabilité notre argent est investi. L’avenir numérique sera également labellisé. À instar des machines à laver, les smartphones, les centres de données, les moteurs de recherche et les services de streaming reçoivent eux aussi des labels qui fournissent des informations sur leur durabilité. Outre le prix, l’empreinte écologique devient un critère d’achat, respectivement influence le choix de l’écosystème numérique qui, en plus du matériel, inclut les logiciels, les services de streaming et les clouds. La vague verte représente de nouvelles opportunités en termes de positionnement et de développement pour les entreprises technologiques.

La Green Tech implique la standardisation des chargeurs, une plus longue durée de vie des équipements, une meilleure réparabilité et des cycles de matériaux fermés. Si nous exigeons plus de transparence écologique de la part des fabricants, nous-mêmes serons appelés à rendre des comptes. Devenus fournisseurs de données, nous sommes maintenant considérés comme des pollueurs environnementaux. Si nous ne parvenons pas à sauver le monde par le renoncement, de manière volontaire, des mesures plus drastiques vont se populariser. Dans les scénarios de surveillance, chaque émission est enregistrée et chaque pollueur identifié. Dans les scénarios des écodictatures, chaque personne devra rendre des comptes sur son empreinte écologique. Des écopoints seront déduits de chaque achat, de chaque heure de streaming et de chaque trajet en train. Dans les sociétés capitalistes, les plus riches ont à disposition une plus grande empreinte.

Moins nous payons en espèces, plus ces scénarios sont envisageables rapidement. Il suffit d’enregistrer l’impact écologique de chaque achat et de regrouper ensuite toutes les transactions écologiques dans un seul compte. Cela montre à quel point nous sommes proches des scénarios des écodictatures et pourquoi les labels et le paiement numérique soutiennent la tendance. En Suède, 80% de la population paie sans espèces, d’ici 2030, nous souhaitons devenir un pays sans espèces. Les écodictatures n’hésitent pas à interdire les technologies obsolètes et à investir dans des alternatives propres à l’aide d’un contrôle étatique. Le Green Deal devient le Green Order. Les états totalitaires seront-ils les plus verts de tous? Quelle sera leur réaction face aux pays que fuient les réfugiés climatiques?

Les institutions culturelles qui considèrent «La nature d’abord» comme une dimension du développement et se posent par exemple les questions suivantes comment aborder les questions écologiques? Comment réaliser un avenir plus vert de manière ludique et non moralisatrice? Où et comment réfléchir sur l’histoire culturelle des déchets? Comment améliorer l’efficacité écologique de l’institution? Quels déchets pourraient être évités? Où le déchet devient-il un objet d’art? Favorise-t-on un Green New Deal? Comment peut-on le soutenir? Où et comment la nature pourrait-elle servir de modèle? Quelle contribution peut-on apporter pour surmonter la fracture verte?


De nouveaux acteurs donnent le ton dans l’économie de masse. Jusqu’à présent, ce sont les entreprises qui décident de ce qui est produit et consommé. Elles définissent qui fait quoi et comment, et ce que deviennent nos données. Une grande partie du pouvoir y est donc concentrée. Les villes et les communautés de personnes partageant les mêmes idées font partie des nouveaux acteurs de l’économie de masse. Ils regroupent leurs ressources à l’aide d’Internet. Hors ligne, ils vivent sur le principe de l’autosuffisance.

Univers 6 – L’économie de masse

Des villes puissantes

L’urbanisation, la culture de la start-up et les investissements sélectifs dans l’infrastructure numérique impliquent que l’économie du futur prospérera principalement dans les villes. Elles sont les centres de la créativité. C’est en leur sein que les flux de personnes, de données et de biens se rejoignent. Les nouvelles technologies et l’innovation sociale s’y développent, s’y reflètent et s’y testent. Avec, pour conséquence, un effet d’autoamplification. La population des villes augmente sans cesse. Depuis 1995, la création d’emplois en Suisse se fait presque exclusivement dans les villes-centres et leurs agglomérations. «Les quatre centres de Zurich, Bâle, Genève-Lausanne et Berne génèrent près des deux tiers de la valeur ajoutée nationale». En revanche, pratiquement aucun nouveau poste de travail ne se crée dans les campagnes. Cela renforce non seulement les inégalités économiques, mais aussi politiques.

Les villes sont de puissants bastions roses-verts, Berne étant leur fief. Ensemble, l’UDC et le PLR occupent uniquement 19 des 80 sièges des conseils municipaux. Le fossé ville-campagne se substitue à la barrière de rösti. Cantons à faible niveau de fiscalité, Zoug, Nidwald, Obwald et Schwyz votent toujours plus à droite. L’urbanisation a une composante mondiale. Même à l’avenir, en Suisse, aucune ville ne sera jamais confrontée aux réalités d’une mégalopole mondiale. Cela peut représenter un inconvénient pour les entreprises internationales, car l’infrastructure n’y est pas comparable à celle de villes d’autres dimensions. Et le champ d’expérimentation y est inexistant. En 2050, l’Asie comptera une multitude de mégapoles. La plus grande d’entre elles devrait être Bombay, avec 42 millions d’habitants. Ce qui équivaut approximativement à la population actuelle de l’Ukraine (44 millions) ou de la Belgique, de la Grèce, de la République tchèque et du Portugal réunis.

Delhi (36 millions) et Dhaka (35 millions) sont également des métropoles en pleine expansion. En Afrique, par exemple, les statisticiens comptent sur les mégapoles de Kinshasa et de Lagos. Contrairement à leur territoire environnant, de telles mégapoles pourraient devenir si prospères économiquement qu’elles seraient en droit de revendiquer l’indépendance politique. Elles ne veulent plus faire preuve de solidarité et payer pour l’infrastructure des autres. Les nouvelles cités-États pourraient emprunter des voies politiques différentes de celles de leurs voisines conservatrices, légaliser les drogues, introduire le droit de vote pour les étrangers. Elles encouragent l’agriculture urbaine et les mines urbaines dans le but d’accroître leur indépendance. Les cités-États situées dans des pays pauvres se barricaderont et investiront massivement dans leur sécurité.

Banques et syndicats considérés comme masses

À l’avenir, les communautés feront partie des acteurs économiques de poids. Des personnes partageant les mêmes idées s’associent pour atteindre des objectifs économiques. Ils achètent ensemble, s’encouragent mutuellement, partagent. Nous les connaissons du Crowd Lending (emprunt d’argent), Crowd Founding (financement de projets) ou Crowd Innovation (recherche d’idées). Ensemble, ils achètent même des maisons et d’anciens châteaux. Sur dartanans.fr, 18 543 personnes ont adopté le château de La Mothe-Chandeniers pour 1,6 million d’euros. Tous pour un, un pour tous. Toutes les communautés ne sont pas numériques. Dans les villages de montagne abandonnés ou les petites villes oubliées fleurissent des formes alternatives de vie en commun. Le principe de l’autosuffisance y prime, au détriment des marchés mondialisés.

Des communautés de personnes partageant les mêmes idées repensent les institutions établies à l’aide des plateformes numériques. Les premières grandes perdantes pourraient être les assurances et les banques. Dans un contexte de taux d’intérêt négatifs, les gens préfèrent investir leur argent dans des projets concrets plutôt que de le voir diminuer sur son compte. La rémunération des prêts se ferait via les produits fabriqués dans le cadre du projet financé – un repas au restaurant, quelques œufs, un vase fait à la main ou un cours de langue. Dans le cas de l’assurance, les petits groupes couvrent eux-mêmes leurs risques – sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à une administration démesurée et coûteuse. De même, les masses pourraient repenser les écoles, les soins médicaux, les syndicats et, bien sûr, les institutions culturelles et leur financement.

Les coopératives de masse appellent à la grève et récoltent des signatures sur une plateforme. La communauté développe et distribue des offres pour se membres – par exemple des cours sur le travail numérique ou un feed-back mutuel dans les projets à l’arrêt. La cotisation annuelle permet le financement d’actions – impression d’affiches pour une campagne de vote, organisation d’une table ronde, conception et mise sur pied d’un CAS. Cependant, la masse pourrait également réduire le pouvoir de négociation des collaborateurs si personne ne s’engage plus pour les conventions collectives de travail. Y aura-t-il encore un État social pour ceux qui ne sont pas soutenus par la masse? Le revenu de base doit-il être assuré pour concrétiser les visions d’une économie de masse?

Travail par projets

Le projet est la principale forme de travail dans l’économie de masse. Le désir très répandu d’épanouissement et de diversité par le travail est l’une des raisons de cette fragmentation. Cela ne vaut toutefois pas pour tout le monde – et pourtant, en 2040, presque plus personne ne travaillera toute sa vie pour le même employeur. Nous ne sommes plus fidèles à une entreprise, mais à notre équipe, à une personne de confiance, à une tâche, à une mission ou à nous-mêmes. Travailler dans des projets équivaut à définir des fonctions par titre. La semaine de quatre jours se répandra discrètement. Elle permet une meilleure répartition du travail et s’inscrit dans une économie dont la ressource la plus importante est notre créativité: pour être créatif, il faut beaucoup d’inspiration, du repos et du temps dans un pays imaginaire.

La semaine de quatre jours s’inscrit dans une économie dont la ressource la plus importante est notre créativité.

Deuxième raison pour la marche triomphale des projets, les nouvelles formes d’organisations. La demande omniprésente d’agilité exige des réseaux qui s’adaptent rapidement aux nouvelles technologies, aux nouveaux besoins et aux nouveaux concurrents. Autrement dit, la structure de l’entreprise à l’ancienne – avec ses hiérarchies et ses départements – est un obstacle au changement. Ce n’est que lorsque les organigrammes fixes, les descriptions et attributions de postes auront disparu, que l’agilité de nos organisations progressera significativement. Dans un tel scénario, les équipes se forment beaucoup plus rapidement qu’aujourd’hui et dépassent généralement les frontières organisationnelles. Même la NZZ croit qu’un nouveau type de gestion est requis dans ces nouveaux environnements professionnels.

Outre l’agilité, les coûts et une nouvelle image de l’humain parlent en faveur de nouveaux types d’organisation du travail. Les structures actuelles demandent trop de coordination. Au lieu de l’auto-organisation règnent la course aux séances et une fatigante culture des CC. Ils ont un effet ordonnateur et disciplinant et vont à l’encontre de l’image d’un collaborateur créatif et autodéterminé. De nouvelles carrières régneront en maîtres dans les organisations en réseau de demain. Au lieu de grimper dans la hiérarchie, on s’immerge dans les thématiques. Les carrières en arc deviennent aussi normales que les carrières boomerang où vous retournez chez votre employeur. L’importance des anciennes motivations telles que le statut, le salaire et le pouvoir de disposition diminue. La réticence à diriger mène à un manque de cadres.

Organisations en nuage

L’économie de masse regorge d’organisations en nuage. Seule une minorité de leurs collaborateurs bénéficient d’un contrat à long terme. La majorité d’entre eux, par contre, travaille sur appel. Cette diminution de la main-d’œuvre réduit les coûts et les risques de miser sur les mauvais collaborateurs. Au lieu de cela, les compétences requises sont disponibles en fonction de la situation. Pour les entreprises, l’évolution technologique accroît la nécessité d’avoir des contrats de type Pay-As-You-Need. La rotation des compétences qui se rassemblent au sein d’une entreprise s’accélère.

La recomposition régulière des équipes artistiques, telle qu’on la connaît dans les théâtres et les équipes de football, favorise la réinvention d’une entreprise. Plus le nombre de personnes qui travaillent sur des projets est élevé, plus la rotation du personnel est importante. Les entreprises se regroupent de plus en plus rapidement. Un noyau stable semble important pour éviter à l’entreprise de se disloquer. Premièrement, ce dernier est composé de collaborateurs clés pour l’identité de l’entreprise. Une identité qui est péjorée en cas de manque de continuité. On ne sait plus très bien qu’elles sont les valeurs d’une entreprise et pour quoi elle se bat. Deuxièmement, elle a besoin d’une équipe de collaborateurs pour garantir ses activités au quotidien. Ils connaissent les processus et ne veulent pas les réinventer tous les jours.

Troisièmement, il faut des collaborateurs en mesure d’assurer la continuité vis-à-vis des investisseurs, du public et des clients importants. Ces collaborateurs clés aspirent à la stabilité et à la sécurité. Ils bénéficient de salaire fixe et d’une relation de travail à long terme, mais disposent de moins de liberté que les indépendants. Ces derniers manquent de stabilité financière, ce qui se ressent négativement sur leur créativité. L’absence générale de sécurité remet en question notre système de sécurité sociale. D’ici 2040, l’État comme les masses vont développer des solutions d’assurance qui garantiront un revenu destiné à couvrir les périodes durant lesquelles les travailleurs du nuage se retrouveront sans projets.

Économies de jetons

L’économie de jetons va un pas plus loin que l’économie de masse – en permettant aux communautés de personnes partageant les mêmes idées de posséder leur propre monnaie. Les cryptomonnaies ne doivent pas être perçues trop vite comme objets de spéculation. D’une part, il convient de noter que les monnaies nationales et les États-nations eux-mêmes sont un phénomène relativement récent. Les deux étaient encore largement inconnus au 19e siècle. D’autre part, les cryptos liés aux monnaies des États-nations vont se répandre – comme Facebook a prévu de le faire avec sa Libra. Le renforcement de la réglementation étatique des cryptomonnaies apporte une stabilité supplémentaire et, donc, de la confiance.

Cette stabilité accrue favorise la confiance et l’acceptation des monnaies alternatives. D’autres cryptomonnaies se lient aux événements de la vie réelle. Un exemple fréquemment cité est l’énergie solaire excédentaire produite sur le toit. Nous collectons des cryptos solaires, que nous échangeons ensuite contre d’autres monnaies. Les monnaies sociales sont également concevables, par exemple, si l’on économise pour ses vieux jours en s’occupant des personnes âgées ou en organisant des soirées de jeux et des repas de midi. La dévirtualisation de l’argent pourrait aussi gagner en importance, car le système contient plus d’argent que jamais. En 1970, moins de 70% de la masse monétaire actuelle était en circulation.

Finalement, les cryptomonnaies pourraient redéfinir jusqu’où vont les limites des sociétés. Aujourd’hui, ce sont celles des États-nations qui font foi. Elles définissent qui paie où quels impôts, qui, où et comment les introduire politiquement, et qui utilise quels services financés par les impôts destinés à la communauté. D’ici 2040, les fondements des néo-États seront mieux reconnaissables – des entreprises ou des cités-États en quête d’indépendance. Leur pertinence sociale augmentera s’ils possèdent leurs propres monnaies et s’ils acceptent des mandats étatiques: éducation, infrastructure, justice, système de santé, contrôles de sécurité et interventions militaires.

Les institutions culturelles qui considèrent l’«économie de masse» comme une dimension du développement se posent par exemple les questions suivantes: comment l’institution sera-t-elle organisée à l’avenir? Qu’est-ce qui pourrait être délégué aux masses? Où pourrait-on partager machines, données, collaborateurs, savoir-faire? Où les nouvelles formes d’organisation et les nouveaux styles de management ont-ils un sens? Comment intégrer les clients à la planification, aux offres et à leur développement? Où est-il judicieux d’acquérir de l’expérience avec les cryptomonnaies? Que faire pour que les nantis aient envie de participer à l’économie de masse?


FICTIONS Comment évoluent les institutions culturelles

LesAmis est un collectif d’artistes qui conçoit des séries pour les marchés français et suisse. Produire des séries pour des chaînes de télévision nationales permet de gagner de l’argent. Mais rapidement, on a envie de connaître le succès sur une grande plateforme de streaming. Jusqu’à présent, LesAmis a raconté des meurtres en série glaçants. À l’avenir, le collectif veut travailler plus en profondeur, en s’intéressant à des thèmes de société. L’équipe comprend des auteures, des dramaturges, des cameramen ainsi qu’une communauté en ligne.

fiction 1 – produire

Un boum sans fin

LesAmis semble être sur la bonne voie. La demande pour les séries demeure élevée depuis des années. En Suisse, on dénombre 1,8 million d’utilisateurs de Netflix200. En proportion, c’est la classe d’âge des 15 à 29 ans qui est la plus représentée. En outre, les gens qui ont un salaire ou un niveau d’étude plus élevé regardent plus de séries. Elles représentent des pays imaginaires. Grâce à elles, on découvre le monde avec d’autres yeux. On se laisse transporter mentalement ou inspirer, on se déconnecte et on prend de la distance par rapport à la vie quotidienne. Dans l’univers des séries, on peut se perdre, chercher des modèles, s’identifier à des personnages, expérimenter des projets de vie. Pour continuer sur la voie du succès, le collectif doit être capable d’interpréter correctement l’esprit du temps et d’identifier les tendances et les problématiques qui en découlent.

Cela vaut autant pour le fond que pour la forme. Dans un marché concurrentiel, il est important de raconter les bonnes histoires de la bonne manière. Pour qu’une série soit un succès sur Netflix, le style narratif doit fonctionner à l’international. Cela suppose des thèmes, un langage visuel et des personnages qui s’éloignent un peu de l’optique nationale. Dans ce contexte, il faut au minimum réinterpréter les enjeux nationaux. Une approche trop touristique ou trop narcissique ne mènera pas au succès. Pour réussir sur le plan international, on doit chercher des collaborations avec des experts et des stars d’autres pays. Pour cela, il faut voyager, lire, garder les yeux ouverts et ne pas regarder uniquement des séries issues de son propre cercle culturel. La diversité, que ce soit en matière d’âge, de couleur de peau ou de sexe est une évidence quand on parle de productions internationales ‒ notamment parce que cela permet d’élargir le public.

L’utilisation d’Internet sur les ordinateurs qu’ils soient portables ou de bureau est en baisse, alors que l’utilisation mobile, elle, est en hausse. À quand la première série à la verticale?

En 2019, seule la moitié des films produits par Netflix ont été réalisés par des femmes. C’est cependant deux fois plus qu’à Hollywood. Pour éveiller l’attention, le collectif veut innover et repenser ses séries en termes de genre, de style narratif et de langage visuel. L’utilisation du format portrait serait une possibilité. En effet, l’utilisation d’Internet sur les ordinateurs portables et de bureau est en baisse, alors que l’utilisation mobile, sur les tablettes et les smartphones, est en hausse. À quand la première série Netflix à la verticale? Une communauté en ligne permet de rester au fait de l’air du temps. Chaque mois, ses membres fournissent un rapport de tendances d’une page.

Thématiques vertes

Pour refléter l’air du temps, le collectif mise sur la transition écologique. Les préoccupations croissantes pour la durabilité offrent de nombreux points de départ pour des thrillers: l’élimination illégale des déchets, la pénurie de ressources, la recherche de nouvelles sources d’énergie, l’entrepreneuriat vert ou les scénarios de contrôle motivés par l’écologie. Les spécialistes du polar nous racontent donc l’histoire d’un tueur en séries qui, comme dans Seven, assassine ceux qui pèchent par pollution, celle d’une femme d’affaires récompensée qui est en fait une pollueuse ou ils nous content une dystopie dans laquelle, après la production d’une certaine empreinte écologique, on est éliminé par le régime. Dans le domaine de la production aussi, on essaie de devenir plus vert – avoir l’empreinte écologique la plus faible possible, renoncer aux déplacements en avion ou ne proposer que des repas véganes pendant le tournage.

Si le collectif veut être pertinent d’un point de vue sociopolitique, il pourrait aborder d’autres sujets qui ont été mis en lumière dans la première partie de l’étude. Divers aspects du vieillissement permettent également de développer des thrillers, par exemple «Nature First». La colère contre les vieux hommes blancs, les conflits entre nouvelle et ancienne générations, les soins aux personnes âgées par des robots et par l’intelligence artificielle ou le désir de ne pas vieillir lié à la recherche d’un moyen d’atteindre la jeunesse éternelle sont des thèmes qui peuvent être abordés du point de vue du thriller. Les personnes âgées vont essayer de télécharger leur esprit sur Internet et de se faire congeler dans l’optique de leurs vieux jours. Mais parfois, les choses tournent mal…

Au lieu de réaliser de nouveaux thrillers, LesAmis pourrait proposer une sorte de télévision éducative pour adultes, sur la base des thèmes sociopolitiques actuels. De la même manière que le Whole Earth Catalog informait, en 1968, à la manière d’Internet, mais en format papier, sur les modes de vie alternatifs, on pourrait montrer comment économiser l’énergie ou diminuer sa quantité d’ordures. Tout comme le catalogue qui réunissait jadis ces «Tipps, Tricks et Tools», on montre comment il est possible de «vivre, habiter, travailler, voyager et penser» de façon plus verte. Alors certes, YouTube est rempli de vidéos de ce type, mais elles sont éparpillées, mal organisées et pas toujours de bonne qualité. Chaque minute, 500 nouvelles heures de contenu sont ajoutées.

Séries pour les seniors

Pour LesAmis, prendre le changement démographique au sérieux ne signifie pas seulement aborder les thèmes des tensions et des défis sociaux. Si l’on veut conquérir le groupe cible des seniors, il est nécessaire d’examiner plus en détail leurs intérêts et leurs habitudes de visionnage. Les produits et la communication doivent être pensés pour eux de façon plus ciblée. Les nouvelles séries seraient alors développées en collaboration et pour des gens plus âgés. Des groupes de discussion, des entretiens, des co-créations et des analyses de données sont déjà prévus. Les personnes plus âgées préfèrent-elles réellement les récits linéaires à l’ancienne et un rythme narratif plus lent, aujourd’hui passé de mode? Est-ce qu’elles s’intéressent plus à des histoires qui se déroulent à l’époque de leur jeunesse? Pour développer le contenu des séries pour les seniors faut-il s’intéresser au passé, par exemple les années 1950 ou 1960 avec leurs nombreux bouleversements techniques, économiques et sociaux?

C’est le début de l’«ère des ordinateurs». C’est également le temps des premiers mouvements pour le climat. Le Whole Earth Catalog est paru entre 1968 et 1972. En 1972 également, le Club de Rome publie «Les limites de la croissance». En 1973 survient la première crise pétrolière. D’un point de vue historique, on peut raconter ce qui se passait à cette époque et ce que les protagonistes d’alors pensent aujourd’hui de l’avenir. Pour la mise en œuvre de ces projets, LesAmis veut augmenter la collaboration avec les seniors. Tout comme elles ne veulent pas d’un jeune conseiller financier, les personnes âgées ne veulent pas voir uniquement des visages poupins sur leurs écrans. En 2014, une série policière se déroulant dans la ville allemande d’Erfurt a été lancée. L’âge moyen des commissaires y était de 31,7 ans – un âge peu réaliste pour des inspecteurs enquêtant sur des meurtres.

Dans l’esprit des organisations par cloud, le collectif a décidé de travailler davantage avec des réalisateurs, des acteurs et des scénaristes qui ont largement dépassé la soixantaine. On recrute dans l’entourage des chaînes de télévision, des maisons d’édition et des théâtres. L’avantage de la collaboration avec les seniors est qu’ils peuvent parler en toute authenticité des réalités de cette époque – dans une perspective de transmission orale. Montrer des seniors dans des séries, c’est augmenter leur visibilité sociale. Ou tout cela n’est-il qu’un stupide cliché? Les seniors ont-ils déjà été confrontés à tant de bouleversements au cours de leur longue existence, ont-ils déjà vécu tant de révolutions médiatiques qu’ils sont aussi bien connectés aux séries actuelles que les jeunes générations? Ne s’intéressent-ils pas tant au passé, mais plutôt à ce qui va arriver bien après leur mort?

Séries audio

Plus notre consommation médiatique est caractérisée par des voix plutôt que par des écrans, plus les canaux audio prennent de l’importance dans l’information et le divertissement, plus il convient de se demander si LesAmis devrait, à l’avenir, mettre ses histoires en sons plutôt qu’en images. Par rapport à la production de films, les podcasts et les séries audio sont bien moins coûteux à réaliser. Ces marchés sont en pleine expansion. 20% des moins de 30 ans écoutent des podcasts toutes les semaines, alors que chez les plus de 60 ans, ils ne sont que 9%. Y aura-t-il un jour un pendant à Netflix pour les séries audio? Pour la conception et la réalisation, il faut encore examiner les possibilités et les limites en ce qui concerne la réception par le public. Est-ce qu’il est possible de produire des séries qui peuvent être utilisées telles quelles en tant que séries audio? Ou faudrait-il inverser les priorités et produire certaines séries tout d’abord en tant que séries audio?

Quoi qu’il en soit, il semble important pour le collectif de demeurer attentif à la façon dont les habitudes de visionnage et d’écoute des utilisateurs évoluent. Pour cela, il faut des données. Mais si, comme LesAmis, vous ne vous appuyez pas sur la distribution directe et que vous coopérez plutôt avec des plateformes établies telles que Spotify et Netflix, vous n’avez qu’un accès limité aux données. Vous avez une large portée, mais il vous manque des connaissances précises sur vos utilisateurs. On peut voir la façon dont les comportements généraux évoluent, mais une partie des usagés reste invisible. Qui regarde quoi et à quel moment? Quand les spectateurs abandonnent-ils une série ou une série audio? Un autre problème des grands fournisseurs est qu’ils recherchent l’exclusivité. Qu’est-ce qui pousse les distributeurs et à quel moment à décider de ne présenter nulle part ailleurs leurs films et leurs séries, de ne pas les vendre et de ne pas les proposer en DVD?

Pour le collectif, miser sur l’audio pourrait signifier employer plus de robots. Dans un avenir proche, nous ne pourrons plus distinguer une voie humaine d’une voix de machine. Cinq secondes d’extrait vocal suffisent, au système de synthèse vocale de Google Tacotron pour imiter une voix à la perfection. Certains membres du collectif souhaitent faire des recherches via l’intelligence artificielle et lui faire rédiger des ébauches de scénarios. En guise de matériel, on se servirait entre autres des termes les plus recherchés sur Google. Pour ces membres, il ne s’agit pas tant de déléguer tout le travail aux machines, mais plutôt de pouvoir s’appuyer sur une nouvelle source de créativité. Grâce à cette production accélérée, on pourrait, en un seul jour, développer des propositions et les faire directement évaluer par la communauté en ligne. Des pensées folles pour un nouveau public cible. En 2040, produira-t-on des contenus seulement pour les machines? Les humains voudront-ils rendre les machines plus créatives?

Séries personnalisées

Plus la consommation de séries et de séries audio devient numérique, plus les machines deviennent humaines et créatives, plus les possibilités de contenu personnalisé deviennent intéressantes. Dans le scénario le plus extrême, chaque spectateur ou chaque auditeur se voit raconter une histoire qui lui est propre. L’intelligence artificielle écrit des milliers de scripts basés sur des données et les lit dans la foulée. À la base de la personnalisation, il y a l’enregistrement en ligne de nos intérêts, de nos sentiments, de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos réseaux et de nos achats. Dans ces histoires, en plus de nous-mêmes, nos connaissances analogiques ou numériques pourraient également être mises à contribution. La fiction et la réalité commencent à se chevaucher. La machine nous parle de notre «moi» virtuel et parallèle. Pour simplifier, à certains moments clefs, le spectateur peut choisir comment l’histoire devrait continuer. On pourrait imaginer des espaces fictifs, dans lesquels le spectateur devrait trouver son chemin. Les séries deviennent alors des jeux, des mondes virtuels.

Les séries pour enfants «Les Aventures du Chat potté» ou «Buddy Thunderstruck» donnent des informations sur de tels scénarios. À plusieurs reprises, la famille peut décider de ce qui va se passer ensuite. La suite de Blackmirror, «Bandersnatch», qui propose aux spectateurs un voyage vers les tréfonds de l’esprit, mise également sur l’interaction. The Future is unwritten est un exemple de film intelligent, dans lequel des algorithmes réassemblent à chaque fois le matériel produit par les humains. Les soirées théâtre mises en scène à New York «Sleep No More» et «Then She Fell» sont, elles, des exemples de mondes analogiques dans lesquels le public devient lui-même une partie de l’histoire. Aucun spectateur ne passe la même soirée. Les aspects positifs sont «l’empowerment» des minorités et l’intensification des débats grâce à un intérêt accru. Dans une perspective plus futuriste, le visionnage de séries serait combiné avec des interventions psychothérapeutiques comme dans la série Maniac. Des musiques ou des actions adaptées présentées dans la série personnalisée stimuleraient des processus précis d’introspection.

Aussi intéressante que puisse être la narration personnalisée, les dangers sociopolitiques qui lui sont associés n’en demeurent pas moins tout aussi importants. Si nous obtenons tous nos propres histoires basées sur nos données, elles vont faire résonner nos pensées au lieu de les faire exploser et les fractures sociales risquent de s’élargir. Les verts deviendront plus verts, les paranoïaques plus paranoïaques et les nationalistes plus nationalistes. On entendra ce que l’on sait déjà, on verra ce que l’on connaît déjà et l’image que l’on se fait du monde se verra confirmée. On perdra ainsi notre sensibilité aux autres visions du monde ainsi qu’aux craintes et aux détresses de nos semblables. La culture commune disparaîtra. Cela pourrait mener LesAmis à faire non seulement des expériences avec des micronarrations individuelles, mais à miser également sur des drames impliquant un large public. Pour cela, a-t-on besoin de grandes histoires sur notre passé et notre avenir, répétitions des grands classiques que l’on connaît tous?


Le Théâtre X est un théâtre innovant situé dans une grande ville de Suisse. Lors de la nomination de la direction artistique, on privilégie les personnalités qui osent innover sur le plan structurel et artistique. Au niveau international, le concept s’est fait un nom en transférant le matériel choisi dans des univers de jeux numériques et analogiques. Maintenant, réfléchissons à la signification de vouloir être une plateforme.

fiction 2 – présenter

Le diagnostic de notre époque comme objectif

Le Théâtre X veut suggérer à son public différentes façons de comprendre son époque. Interpréter signifie analyser, modérer, visualiser, affiner, ironiser, réfléchir à l’avenir. Des spectacles, des lectures, des récitals, des discussions et des ateliers rendent les diagnostics concrets et permettent le débat. Dans les introductions avant et les discussions après les représentations, les metteurs en scène présentent leur approche. Les éléments cachés sont décomposés et, avec la contribution du public, les interprétations sont réfléchies et développées plus avant. Pour débattre des spectacles, on invite des influenceurs, des célébrités, des politiciens et des polémistes. On est ouvert à la critique et on cherche le dialogue. Des rencontres inattendues élargissent les points de vue et assurent le spectacle.

Les effets vont bien au-delà du programme des spectacles proposé, avec des séries de conférences organisées en collaboration avec des hautes écoles ou des représentants des entreprises, des essais publiés sur le site Internet ou des recueils qui sont écrits sur le sujet. Le théâtre devient un établissement culturel multidisciplinaire. Les thèmes ne sont pas choisis par une seule personne. Un conseil composé d’artistes et de personnalités diverses donne des impulsions et des feedbacks et crée des réseaux qui vont au-delà du monde du théâtre. Une fois par mois, on invite, pour les collaborateurs, une sociologue, une philosophe, une historienne, une scientifique ou une spécialiste des nouvelles tendances, dans l’optique d’une organisation par cloud. Elles présentent leur point de vue sur les questions actuelles. En fonction des sujets, du matériel et du personnel sont recherchés, des histoires sont développées – tantôt drôles, sanglantes, tristes, sérieuses ou déroutantes. Afin de positionner l’établissement culturel et ses thèmes dans l’opinion publique, des partenariats sont établis avec des éditeurs, des auteurs, des médias et des influenceurs.

Les thématiques sélectionnées pour le diagnostic de l’époque permettent de remettre en question ses propres structures et processus. Les questions d’écologie nous amènent à nous interroger sur notre propre éco-efficience, la diversité sur nos propres différences, l’innovation sur notre propre ouverture au débat, les élites sur notre propre position. Cette année, le Théâtre X prévoit d’aborder le thème du pouvoir. Les structures seront examinées pour savoir qui a la souveraineté d’interprétation, qui prend les décisions, quelles minorités restent invisibles. Dans ce cadre, le conseil a décidé d’inclure la question de l’égalité et de la transparence dans le domaine des salaires. Dans une organisation caractérisée par la performance collective, quelles sont les raisons pour lesquelles tous les employés ne reçoivent pas la même rémunération?

Repli analogique, conquistador du numérique

Dans le théâtre du futur, il y a des représentantes d’un repli analogique et des conquistadors du numérique. Vaut-il mieux diviser le théâtre ou les frictions et les combinaisons sont-elles fructueuses? Les représentantes du repli veulent fixer des contrepoints au côté lisse, simplifié, algorithmique, virtuel et dénué de sensualité. Lorsque l’obscurité se fait dans la salle, il est temps d’éteindre le monde numérique. Il est rare de renoncer aux écrans, aux dernières informations et aux réseaux sociaux. C’est une contrainte d’être à la merci du moment, sans échappatoire possible. En même temps, ce temps de pause est libératoire. Pendant quelques instants, on ne doit plus rien à personne. On est enfin inatteignable. Plus les clignotements et les gazouillis se font pressants hors du théâtre, plus les flux sont rapides et bigarrés, plus ces moments sont précieux.

Contrairement à Netflix, il n’y a pas de bouton pause. Vous ne pouvez pas rembobiner, pas parler et vous vous retrouvez prisonnier du moment. Il n’y a pas de retouche, pas de deuxième prise. Aucune représentation ne se déroule de façon identique. Chaque spectacle est une pièce unique et précieuse pour un public restreint et à chaque fois renouvelé. La soirée au théâtre devient une expérience unique. Sous le feu des projecteurs, ce sont de vraies personnes. Ils crachent et tremblent. Les pannes et les erreurs puisent leur charme dans leur unicité. Contrairement à ce qui se passe dans le merveilleux monde numérique contrôlé par des machines, il y a toujours quelque chose qui peut mal tourner. La rencontre avec des personnes nécessite une tout autre attention que de rester devant son écran de télévision. En référence au Deep Work, on peut parler de Deep Experiences.

Proposera-t-on des trips accompagnés sous drogue, présentera-t-on les invités les uns aux autres comme un entremetteur qui se baserait sur des données?

Peu de gens connaissent néanmoins cette exclusivité, la qualité et l’intensité de cette expérience. En Suisse, moins de la moitié de la population se rend au théâtre au moins une fois par an. Chez les femmes suisses ayant un diplôme de fin de secondaire I, la proportion est inférieure à un tiers. Les références à d’autres médias pourraient-elles aider à atteindre de nouveaux groupes cibles? Est-ce qu’il faudrait que les acteurs de Babylon Berlin et de Dark se mettent au théâtre? Les stars de YouTube devraient-elles monter elles-mêmes sur scène? Les séries, qui se terminent après trois saisons, doivent-elles être poursuivies sur scène, des personnages individuels devraient-ils être repris sous forme de spin-off ou un récit linéaire devrait-il être approfondi au théâtre? Pour que le moment soit encore plus chargé, les représentants du repli analogique voudraient rendre le théâtre encore plus proche de son passé. Ils veulent mettre aux enchères les rôles de figurants pour une représentation et rallumer la lumière dans la salle. La visite au théâtre doit être une fête un peu sauvage. Proposera-t-on des trips accompagnés sous drogue? Est-ce qu’une grande table et beaucoup de vin sont prévus pour chaque représentation? Doit-on jouer les entremetteurs, et présenter les invités les uns aux autres sur la base de données?

Transfert dans des jeux et des événements

Conserver des lieux de repli analogique ne signifie pas nécessairement négliger le numérique. La scène est devenue depuis longtemps un terrain de jeu de la haute technologie – avec des éléments rotatifs et réglables, des installations de sonorisation et de projection vidéo. Les drones dansent, aspergent, produisent des odeurs et présentent un feu d’artifice de nouvelle génération. Des écrans permettent d’accéder en direct à d’autres mises en scène. En 2018, Kay Voges a mis en scène «Un monde parallèle» simultanément à Berlin et à Dortmund. Des webcams permettent d’accéder à des sites réels. Des images en direct depuis les bureaux de top managers, Time Square ou un bloc opératoire sont intégrées dans des mises en scène. De temps en temps, on accède aux canaux des médias sociaux et aux flux de photos des personnes consentantes assises dans le public. Les albums photo et les expériences du public font partie de l’expérience. Les invités votent sur la manière dont l’action doit se poursuivre. Avec des tweets, ils commentent les événements sur un second écran.

La faction des conquérants du numérique veut transférer des drames dans l’espace numérique. À cet effet, le Théâtre X transforme ses pièces en des jeux réels du genre The Game et des expériences de réalité virtuelle en Pokemon Go. Des classiques tels que Roméo et Juliette, la Cruche cassée, l’Homme au cheval blanc ou la Pucelle d’Orléans mettent en scène des lieux et des personnages de pays imaginaires. Grâce à la technologie des chatbots, le public peut s’entretenir avec les personnages de ces pièces qui ne sont ainsi plus racontées de manière linéaire. Bien plus, le spectateur détermine la chronologie de l’action à travers ses questions. Numériser signifie exploiter le potentiel de la personnalisation. Roméo a un passé et un aspect différents dans chaque pays imaginaire. Il rencontre les personnages d’autres comédies de Wiliam Shakespeare qui s’insèrent le mieux dans un scénario personnalisé. Seul un algorithme est capable de régner sur ce désordre.

Des transferts similaires ont lieu dans l’espace analogique. Dans une ville, chaque place, chaque escalier, chaque tour, chaque arbre peut devenir une scène. Les spectateurs se déplacent librement à l’intérieur d’actions-cadres, explorent les lieux, se laissent séduire par les personnages, s’impliquent dans des conversations. Ils choisissent librement de s’arrêter au bar ou d’explorer tous les recoins du jeu. Ils ne savent pas toujours qui est spectateur, acteur, technicien ou figurant. Les smartphones (ou leurs successeurs techniques) vont devenir des consoles de jeu qui nous guideront, nous mettront en réseau avec d’autres participants en se basant sur des données. Le monde analogique et le monde numérique se rejoindront dans des scénarios de réalité augmentée. Des spectacles choisis seront intégrés dans des événements – y compris des fêtes, des dîners de gala, des concerts, des tables rondes, des visites guidées dans les coulisses et des soirées. Les invités achèteront des billets d’expérience, qui seront valables jusqu’à 24 heures.

Le théâtre comme plateforme

Si le théâtre souhaite devenir une plateforme, il doit rendre transparente la structure de son assortiment. Qui passe, comme aujourd’hui, principalement par son personnel. Où quels régisseurs, dramaturges, actrices et acteurs, scénographes sont-ils à l’œuvre? Les personnes qui consultent le site internet peuvent y chercher d’autres représentations avec les intervenants qu’ils préfèrent. L’assortiment comprend d’autres thématiques, genres et formes de narration. Qu’est-ce qui thématise la guerre, l’égalité, la masculinité ou la féminité? Qu’est-ce qui est léger et facile, qu’est-ce qui est sérieux et triste? Quelles histoires figurant dans la programmation de la saison ont été écrites au XIXe, au XXe ou au XXIe siècle? Qu’est-ce qui provient de l’espace culturel francophone, qu’est-ce qui vient de plus loin? Seule une structuration consciente et transparente permet aux visiteurs de chercher spécifiquement à s’abonner à des thématiques ou à des personnes. C’est l’une des bases pour envoyer des messages push. Quand une nouvelle pièce sort, on reçoit un courriel.

De l’autre côté du rideau, il s’agirait de structurer, d’analyser et de gérer les usagères et usagers au moyen d’un CRM. Un théâtre municipal procède à une évaluation détaillée des billets vendus numériquement. Quelles représentations attirent des jeunes, lesquelles des personnes âgées? Que regardent les hommes et que regardent les femmes? Quel public applaudit particulièrement fort? Quels sont les liens entre les spectatrices et les spectateurs, entre les représentations? Les spécificités cachées dans les données ne garantissent peut-être pas le succès, mais elles constituent une source d’information intéressante. De plus, les données permettent d’effectuer des prévisions. Quel sera le prochain spectacle auquel le visiteur A assistera probablement? Duquel de ses centres d’intérêt devrait-on se rapprocher lors de la prochaine saison? Quels spectatrices et spectateurs pourrait-on impliquer comme caisse de résonance pendant l’élaboration de quelles productions?

Il est certain qu’un théâtre intelligent, avec des comptes d’utilisateurs, des productions et des spectateurs entièrement quantifiés, présenterait des avantages. Il serait plus efficient, mieux préparé. Si l’on sait pronostiquer, on peut recommander – par newsletter, par message push sur le smartphone. On pourrait s’adresser plus spécifiquement aux spectatrices et spectateurs, mieux remplir les salles, voire planifier la restauration et le besoin en personnel – si on a une idée du nombre de personnes qui viendront et du nombre de coupes de champagne qu’elles boiront. À l’inverse, l’attrait du théâtre réside précisément dans le fait qu’il n’est pas une plateforme prévisible et calculée. Du point de vue des spectatrices et spectateurs, cela signifie ne jamais savoir exactement à quoi s’attendre, se laisser surprendre et étonner, être d’accord de sortir de sa chambre d’écho médiatique. Ces risques renforcent la capacité à s’impliquer, à rester ouvert, à être patient, à affirmer ce qui vous plaît.

Réactivité, co-création, offres combinées

De nombreux théâtres municipaux souffrent du vieillissement des spectateurs qui ont un abonnement. Comme des étudiants sont également des spectateurs réguliers, un trou béant se crée entre eux. Il s’agit de la nécessité de développer l’audience et d’analyser les utilisateurs. L’accent ne devrait-il pas plutôt être mis sur les célibataires, les DINKS, les LGBTQ et les familles que sur les jeunes? Faut-il plus de théâtre pour les jeunes, les familles ou les personnes âgées? Les spectatrices et spectateurs potentiels se sentent interpellé-e-s lorsque l’offre stimule, interroge, ouvre de nouvelles perspectives, mais surtout quand elle est connectée avec des mondes existants – des histoires déjà connues, des stars, des symboles, des sentiments. Devrait-on souligner l’actualité des thèmes en projetant des informations supplémentaires sur des écrans géants de deuxième génération pendant les représentations – au moins pour ceux qui seraient intéressés, pour ceux qui porteraient des lunettes de RV pendant les représentations?

Serait-il judicieux, en termes de développement de l’audience, de mettre en place des offres groupées avec d’autres institutions? De combiner une représentation avec une visite au sauna? Ou avec un bon pour un restaurant à proximité? Avec une lecture dans la librairie au coin de la rue? Afin de mieux connaître le public et d’accroître sa participation, le Théâtre X offre à ses abonnés la possibilité de voter sur une partie des futures productions. Outre des pièces classiques, on propose à choix des réinterprétations de séries télévisées actuelles, de jeux informatiques, de romans et d’événements contemporains. Afin de réduire la déférence pour le théâtre, on souhaite mettre au programme certaines pièces élaborées avec des groupes de personnes externes – chômeurs, migrants, transsexuels, DJ, caissières, personnes à haut potentiel. Chaque nouveau cercle offre de nouvelles perspectives (et l’accès à un nouveau public).

L’implication du public dans la planification du programme s’inscrit dans l’ouverture de la chaîne de valeur. Au Théâtre X, cela passe depuis longtemps par des répétitions publiques, des discussions après la représentation et la vente de places derrière et sur la scène. On loue et on coud des costumes, crée des scénographies pour des restaurants étoilés et des hôtels de luxe. Le cross selling! On envisage de proposer des études théâtrales réduites à des retraités. En un an, on pourrait les initier aux matières et à la production d’une pièce de théâtre. Les expériences faites avec des formations continues pour top managers sont positives. Ils y acquièrent des compétences de jeu, et ensemble, on transfère des spécificités du monde théâtral dans le monde du travail d’aujourd’hui. Des organisations en cloud, comme le théâtre, ne se caractérisent-elles pas par une recomposition fréquente des équipes? Une économie des pays imaginaires n’a-t-elle pas besoin d’histoires convaincantes pour attirer des clients et des talents?


alteKüche est un festival pour les cultures culinaire et horticole suisses (presque) oubliées. Chaque année, au printemps, on vend des plantons et des graines d’anciennes variétés de légumes tombés dans l’oubli. On réinterprète des recettes et des préparations traditionnelles et cuisine en live sur scène. Le festival se pose comme un modèle, tant sur le plan écologique et économique qu’en ce qui concerne la transmission du passé vers l’avenir. L’objectif est de réunir les générations, mais aussi la nature et la technologie.

fiction 3 – expérimenter

Des centres-villes vivants

alteKüche commence toujours le premier week-end de mai. Sur la place centrale de la ville de Z, on expose, on cuisine, on explique et on démontre. Le festival se ramifie dans des pop-ups, des restaurants, des parcs, des jardins et des magasins. En tant que mandante, la ville est la plus importante bailleuse de fonds. Le festival a été créé pour célébrer l’histoire, pour rendre la tendance verte alléchante et pour que l’événement crée un lien entre des perspectives là où des fractures se font menaçantes. Des jardiniers urbains branchés rencontrent la population rurale, des habitants des touristes de passage, des personnes intéressées par l’histoire des futuristes, des personnes à l’aise avec les technologies des véganes, des patriotes suisses des globe-trotteurs. Un cadre festif protégé permet d’entrer en conversation avec des étrangers, de faire des découvertes par hasard, de diminuer les préjugés. Afin de n’exclure personne, une partie des activités est gratuite.

Les cimetières se réinventent comme havres de paix et lieux de mémoire. Leur espace doit être utilisé de diverses manières, la vie et la mort ne doivent plus être séparées nettement.

Le festival se considère comme faisant partie du développement urbain. À cette fin, l’objectif est de mettre en réseau des institutions culturelles et économiques locales les plus diverses ayant quelque chose à voir avec les cultures alimentaire et horticole suisses. Des restaurants, des agriculteurs, des jardineries et des éditeurs de livres de cuisine font partie des organismes responsables. Des hautes écoles et des universités sont invitées à présenter leurs réflexions sur l’agriculture intelligente, le génie génétique et les biotechnologies, la nutrition, l’horticulture et la viande du futur. Depuis peu, des cimetières participent au festival. Ils souhaitent se réinventer, car de plus en plus souvent, des défunts renoncent à une tombe classique238. Les cimetières se réinventent comme havres de paix et des lieux de mémoire. Leur espace doit être utilisé de diverses manières, la vie et la mort ne doivent plus être séparées nettement. À Berlin239, certains d’entre eux se sont transformés en jardins potagers pour la communauté d’agriculture urbaine.

Le festival souhaite reconquérir les centres-villes. On ne les abandonnera pas sans se battre à de puissants conglomérats qui sont les seuls à pouvoir encore se permettre une présence physique dans les centres-villes sans avoir à y vendre quoi que ce soit. Des expériences physiques sont destinées à faire contrepoids aux nombreux services de livraison et magasins en ligne. Les participants impliqués dans le festival travaillent sous une marque commune. On se considère comme un réseau, un cloud. Pour éloigner les gens de leurs écrans, le festival doit leur permettre de vivre une expérience sensuelle. Ils veulent toucher, essayer, sentir, entendre, goûter, se mouiller, transpirer, se salir. Que les sens soient stimulés par des moyens naturels ou techniques est secondaire. Certains s’intéressent aux drones de la taille d’un doigt, d’autres aux légumes fraîchement récoltés.

Des pays de racines

alteKüche mise sur les tendances des pays imaginaires. En plein centre-ville, les visiteuses et visiteurs du festival doivent être transportés dans un monde imaginaire. En tant qu’hôte, on doit se retrouver dans un monde fantastique et étranger pendant quelques heures. Tout comme au Burning Man Festival, des artistes de la lumière et du textile, des menuisiers et des scénographes créent chaque année de nouveaux décors. Le festival se considère comme une série. Lors de la conception, on essaie d’établir des références aux années précédentes. On mise sur la participation pour le choix de la devise. Chaque année, les visiteuses et visiteurs choisissent le thème au moyen d’un vote en ligne. L’année dernière, on a abordé des pays de racines, avant cela l’année 1800. Les thèmes proposés tournent autour de l’histoire culturelle des jardins, de la cuisine, du recyclage et de la durabilité en général. On souhaite en même temps regarder vers l’avenir et le passé – en partant du présent. Les plantes conviennent parfaitement à cela, car en plus d’être des aliments, elles constituent également la base de médicaments et de colorants, de cosmétiques et de textiles.

La devise se reflète évidemment dans les univers numériques du festival. Cela inclut le site internet officiel et la présence sur les médias sociaux. Bien que cela soit facultatif, de nombreuses visiteuses et visiteurs prennent la peine de se déguiser en fonction de la devise. Elles et ils sont d’excellents ambassadrices et ambassadeurs du festival. Lors du festival des pays de racines, on pouvait voir des costumes de carottes géantes, de fées des betteraves et des bonshommes racines. Les médias sociaux prennent de l’importance comme canaux publicitaires du festival, notamment au niveau international. Les photos avec hashtags sont particulièrement pertinentes pour les touristes individuels qui voyagent sans groupe ni guide. Ils souhaitent se faire eux-mêmes une image, respectivement prendre leurs propres photos, des pays imaginaires very instagrammable. Mais ces plateformes standardisées ne laissent que peu de place pour donner libre cours à l’imagination numérique. On trouvera donc le véritable chemin vers le pays imaginaire numérique sur le site officiel.

On y découvre un monde parallèle dans lequel des artistes maîtrisant des outils numériques présentent leurs variantes des pays de racines ou du XIXe siècle. Ils nous guident vers de vieux livres de cuisine, des restaurants de chefs émergents, la biologie des racines. On peut y discuter avec des cuisiniers morts depuis longtemps, s’émerveiller devant les potagers du XVIIIe siècle, apprendre à faire un tartare sans viande, flirter dans une forêt de racines avec la fée des betteraves. Et dans les mondes imaginaires numériques, il y a toujours la possibilité de chatter avec d’autres visiteurs, de découvrir leurs recettes, leurs jardins et leurs pays imaginaires très personnels.

Les jetons de festival

Depuis de nombreuses années, la ville met en circulation des jetons de estival. La monnaie virtuelle permet de payer sur place des plantes, l’entrée, des boissons et de la nourriture. On se procure les jetons en ligne ou à l’entrée du festival, en les échangeant contre des francs suisses. Les bénévoles244qui travaillent au festival peuvent gagner des jetons. On reçoit des jetons quand on rend plus facile la journée d’un autre bénévole, quand on aide quelqu’un à promouvoir le festival sur ses médias sociaux. Les jetons s’accumulent par l’intermédiaire d’un crédit que les fans, les mécènes et la ville versent chaque année au festival à titre d’investissement. La ville remercie également les exploitants des stands, les restaurants et clubs participants et les artistes pour leurs prestations au moyen de jetons.

La motivation de la ville pour miser sur des jetons a été de simplifier les opérations de paiement. Il fallait également mieux comprendre comment l’argent est dépensé au festival dans le sens d’une expérience commune. Toutes les données sont anonymisées et sont accessibles à tous dans le sens de l’Open Data. En outre, une haute école étudie comment l’introduction des jetons modifie le travail bénévole. À l’époque, on avait copié sur la Ville de Vienne. En 2019, elle a introduit un jeton pour réduire les émissions de CO2. Les personnes qui se déplacent à pied, à vélo ou en transports publics reçoivent une note de crédit qui pourra être échangée contre un billet gratuit dans les domaines de l’art et de la culture. La ville s’est donné pour mission de devenir un centre d’humanisme numérique. Berlin mène des expériences avec un Eco Coin. Toute personne qui rapporte ses bouteilles consignées, mange végétarien, passe à un fournisseur d’électricité verte ou participe à un atelier sur la durabilité est créditée de quelques jetons.

La particularité des jetons est que leur valeur change au fil du temps. Celui qui échange 100 francs contre des jetons alteKüche cette année aura plus ou moins d’argent l’année prochaine, en fonction de l’évolution du festival. On n’a évidemment pas besoin de spéculer, on peut aussi changer en francs les montants restants directement après l’événement ou contre une bière pendant sa visite. Les jetons permettent de parier à la bourse du festival sur la nourriture du futur qui sera impactée par l’environnement, le climat et le bien-être animal. Consommerons-nous plus d’insectes, plus d’algues, plus d’aliments optimisés génétiquement ou de légumes cultivés dans notre jardin?

La nature rencontre la technologie

La nature est le meilleur laboratoire de haute technologie que nous connaissions. Cela n’apparaît pas uniquement dans l’architecture. Chaque année, nous en savons un peu plus. La courbe de Carlson prévoit une diminution exponentielle des coûts du séquençage de l’ADN. Des biologistes de synthèse observent la nature comme des ingénieurs, il est possible de la transformer et de la développer. En ce qui concerne l’alimentation durable, tout ce dont nous avons besoin pour vivre longtemps et en bonne santé est là, on parle de Superfood. La tendance à la croissance des startups de l’alimentaire et des food tech est ininterrompue depuis 2010. Le festival se considère comme un lieu de discussion sur l’innovation alimentaire et le biohacking. La transition verte et la transition numérique se rejoignent. La durabilité et les nouvelles technologies devraient être associées plutôt que’opposées. Elles aident à préserver le passé et à découvrir l’avenir en vert. Des biohackeurs transforment l’alimentation en science253.

Pour promouvoir des approches bioniques, les fans du festival choisissent tous les trois ans une devise parmi trois propositions liées à la technologie. La devise de l’année prochaine sera «Data by nature». L’objectif est de présenter des exemples de la manière dont les données sont utilisées aujourd’hui comment les aliments sont mesurés, produits, transformés et distribués. Il s’agit de transparence. Les organisatrices et organisateurs ont constaté que les clientes et clients souhaitent de plus en plus suivre la chaîne d’approvisionnement de leurs aliments. Ils veulent savoir d’où viennent leurs pommes de terre, utiliser une webcam pour observer les poulaillers d’où proviennent leurs œufs. La demande s’applique également au niveau international. Les clientes et clients s’intéressent aux conditions dans lesquelles les grains de café et les fèves de cacao qu’ils consomment ont été cultivés. Et elles et ils sont prêt-e-s à payer pour cette connaissance et pour avoir bonne conscience. Cet intérêt accru offre aux producteurs de nouvelles possibilités de vente directe. Il existe toutes sortes d’abonnements – de framboises régionales au miel de ville, de vin biologique produit sans machines aux œufs des poules du poulailler de quartier.

Il y a quatre ans, les drones étaient au centre de l’attention. Les organisatrices et organisateurs du festival souhaitent que faire disparaître la peur des drones chez les visiteurs et promouvoir l’échange d’expériences. L’objectif est de montrer à quel point les drones interviennent déjà dans l’agriculture actuelle. Ils cartographient les champs, identifient les endroits où les plantes sont malades ou assoiffées. En utilisant des drones en combinaison avec l’internet des objets, la consommation d’eau et l’utilisation de pesticides peuvent être considérablement réduites dans l’agriculture intelligente. L’édition trash tech du festival est légendaire. Des écorces de fruits ont été transformées en carton sur scène, des déchets de jardin en vaisselle et des épluchures en bouillon.

Exporter du savoir

Depuis le début, le festival a adopté un état d’esprit vert. On combine technologie et histoire avec nature et design sous forme d’événement. Les connaissances qui émergent de ces regroupements sont saisies par le biais de blogs, de journaux vidéo et de publications, et transmises par le biais du multimédia et d’ateliers. L’événement est également un centre de compétences. Un travail de pionnier est effectué en ce qui concerne les cycles de matières fermés. La vente et la consommation sur le site du festival utilisent uniquement des matériaux compostables. Aucune vaisselle jetable au sens classique ne se trouve sur le site. On organise chaque année des ateliers d’upcycling avec des déchets de cuisine et de jardin et des emballages. Les déchets sont jetés sur un énorme tas de compost en plein cœur du site. Des expertes et experts effectuent un contrôle, mais donnent aussi des informations pour que le public apprenne quelque chose.

On s’associe à des fournisseurs qui n’utilisent pas d’emballages ou qui les reprennent. Au fil des ans, les cycles fermés permettent non seulement d’économiser des ressources, mais aussi de l’argent. Les connaissances acquises doivent maintenant être exportées vers d’autres festivals dans toute l’Europe. Le business plan prévoit de proposer des prestations de conseil dans un premier temps. Outre des festivals, on estime que des congrès, des clubs et des hôtels pourraient être des clients potentiels. Dans un deuxième temps, on proposera un label pour des festivals particulièrement durables. Les fournisseurs intéressés pourront être certifiés et utiliser la distinction dans leur publicité. Les responsables du festival partent du principe que l’État interdira de plus en plus le plastique. Les acteurs qui s’adapteront à la nouvelle réalité à un stade précoce en tireront un avantage. Les jeunes seront de plus en plus attentifs à ces labels pour décider à quels festivals ils vont participer.

La ville a bien sûr constaté que tout le monde n’apprécie pas un festival vert. D’une part, la durabilité magnifiée et le manque de tolérance de certains des fournisseurs concernés ont donné lieu à des discussions. D’autre part, l’année passée, des amis du plastique ont ouvertement émis des critiques. Ils ont attiré l’attention sur les places de travail qui seraient perdues en cas de renoncement aux emballages. Des activistes de droite ont mené plusieurs attaques et ont jeté des ordures sur les stands pendant la nuit. Une contremanifestation proposant du fast food avantageux a même été organisée. Le festival mise sur le discours et les rencontres. L’accent thématique mis sur «les drones» a montré dans quelle mesure la technologie et la biologie ne sont pas nécessairement contradictoires. Le festival commence chaque année par une table ronde. Avant d’entrer dans le vif du sujet, trois haters ont chacun dix minutes pour exprimer leurs critiques.


Le musée d’art Orion aime l’art contemporain et avant-gardiste. Il est géré par une communauté numérique de 2000 fans qui complètent le noyau dur comprenant 10 collaborateurs fixes. Dans plusieurs villes, on recourt à des espaces inutilisés pour en faire des espaces d’exposition qui fonctionnent sur le principe des pop-ups. Sur le plan thématique, l’accent est mis exclusivement sur les zones de tension du présent. Les connaissances sont mises à disposition en ligne dans le cadre du programme de médiation. Hors ligne, l’objectif consiste à soigner le débat politique.

fiction 4 – transmettre

Les machines et l’art

Pour le cycle 2020-2022, Orion prévoit trois axes thématiques principaux: les machines et l’art, les déchets et la société des centenaires. Derrière des thématiques se trouvent les zones de tension entre l’homme et la machine, entre la société de consommation et l’économie circulaire, entre les jeunes et les vieux. Les machines et l’art représente la première étape. Dans cette optique, Orion souhaite se consacrer aux œuvres d’art qui ont été réalisées par une intelligence artificielle. En 2020, une première exposition présentera le type d’art déjà produit par des machines. Des images seront exposées, des chansons chantées, des recettes présentées et des textes lus à haute voix. Dans une deuxième exposition, le collectif veut se concentrer entièrement sur des images et des impressions 3D réalisées par l’intelligence artificielle.

Le public sera mis au défi de trouver au sein de l’exposition un certain nombre de tableaux peints ou de sculptures réalisées par de vraies personnes. Parmi toutes ces œuvres, le challenge consistera à deviner lesquelles ont été conçues par des machines. Sera-t-il possible de définir les différences entre la créativité humaine et artificielle? Et lorsqu’un être humain a créé, programmé et entraîné une intelligence artificielle, qui est réellement l’artiste? L’IA peut-elle être considérée comme un art en soi – ou simplement une prouesse technologique? Il est tout aussi intéressant de voir comment le marché de l’art évoluera à travers les machines créatives. Les grosses entreprises vont-elles gagner de l’argent avec des robots chantant, dansant, peignant et écrivant des poèmes? Feront-elles baisser les prix sur le marché de l’art ou les pousseront-elles à atteindre des sommets? Les algorithmes qui se trouvent derrière les œuvres d’art seront-ils volés et manipulés?

La question de savoir si nous sommes au début d’une culture de la machine est forcément présente dans la thématique. Notre évaluation change avec les représentations des machines. Ce qui était autrefois le mal peut devenir le bien. Le temps viendra-t-il où les machines produiront de l’art pour elles-mêmes? L’art humain sera-t-il considéré comme inférieur? Notre culture sera-t-elle désormais toujours une culture de machines, car les robots et l’intelligence artificielle sont devenus une composante incontournable de la société? L’Anthropocène deviendra-t-il la Machinocène? Ces questions ont été intégrées dans le programme de médiation numérique qui a lieu principalement par le biais d’un canal vidéo. Les fans reçoivent régulièrement des interviews et des rapports sur les médias sociaux par l’entremise de newsletters et d’abonnements. Dans l’esprit de la masse, il s’agit d’une médiation ouverte à laquelle le public apporte également sa contribution.

Les déchets en tant qu’œuvres d’art

exposition sur son histoire culturelle est prévue. Elle montre ce que les gens ont jeté au fil du temps et comment le recyclage a évolué. L’utilisation de déchets animaux comme engrais est très ancienne. Dans un futur vert, va-t-on jeter des choses et les brûler – ou tout cela sera-t-il intégré dans des cycles de recyclage sans fin? Chaque bien produit, chaque élément monté portera-t-il une puce RFID? Pour rendre la thématique crédible, Orion lui-même souhaite produire le moins de déchets possible. Zéro déchet exige la renonciation aux emballages et au plastique. Dans la mesure du possible, il utilisera des matériaux compostables pour la logistique, la restauration et les bureaux. Un «déchetomètre» indique sur le site Internet combien de kilogrammes de déchets le collectif produit.

Grâce à Orion, les déchets deviendront des œuvres d’art. Ce que les entreprises et la société jettent habituellement sera reconverti dans les espaces pop-up d’Orion et recréé sous la forme d’œuvres d’art. On utilisera des bols de fruits, des voitures, des déchets électroniques, des emballages de toutes sortes. Des moisissures se développent en formations amusantes. Les œuvres mises de côté par les musées, les maisons de vente aux enchères et les archives se voient accorder une seconde chance. Elles doivent cependant subir un processus de transformation. Elles seront sciées, décolorées, liquéfiées, recombinées. La communauté souhaite laisser ouvert le contenu de cette seconde vie. Il est prévu organiser un concours qui permettra aux artistes de collecter les déchets d’Orion. Papier peint, étagères ou encore carnets de notes, tout est envisageable pour les nouvelles œuvres d’art. Il est également souhaité organiser des performances avec et autour des objets jetés.

Les objets exposés dans le musée deviennent partie intégrante des pays imaginaires des visiteurs. Les paysages deviennent le décor des jeux vidéo, les portraits des modèles pour la conception d’avatars.

Dans la lignée du concept de cycles sans fin, Orion veut permettre de nouvelles relations entre les œuvres d’art et leurs spectateurs. Les visiteurs reçoivent des informations supplémentaires sur l’œuvre et l’artiste et accèdent à ses journaux personnels vidéo à l’aide d’un lien, d’un code QR ou de lunettes RV. Les visiteurs peuvent intégrer dans leurs pays imaginaires personnels ce qui est exposé dans le musée. Les paysages deviennent le décor de leurs jeux vidéo, les portraits des modèles pour donner un visage à leurs chatbots. L’artiste reçoit un montant en cryptomonnaie pour chaque utilisation. Orion repense également sa collection. Des visites guidées sont organisées dans le dépôt. Après chaque exposition, chaque œuvre est évaluée trois fois – par des experts, par la communauté et par l’algorithme interne. La communauté participe à la valeur de la collection par le biais d’une cryptomonnaie. Tout est enregistré numériquement et peut être consulté sur le site Internet. Certaines œuvres peuvent être louées pour un an via la plateforme.

Par et pour les personnes âgées

Les centenaires sont le troisième axe prioritaire de la communauté. Les centenaires exposent leur art pour les centenaires. Il y en avait 1510263 en Suisse à la fin 2017. On souhaite leur offrir une plateforme. À ce titre, Orion cherche des artistes pour présenter une revue de ses 100 ans de création. Les artistes devraient de préférence être encore en vie afin de pouvoir être intégrés aux événements, aux podcasts et aux projets vidéo. Peu importe qu’ils soient célèbres, que leur art ait été exposé dans un musée ou repris par les médias, qu’ils soient amateurs ou professionnels. Au centre de l’intérêt de cette démarche se trouvent le dynamisme artistique au cours des décennies et la question de savoir si et comment une œuvre a évolué sur une si longue période.

En collaboration avec des historiennes et des historiens, le collectif souhaite examiner ce qui est resté constant au cours des cent dernières années et quelles tendances technologiques, sociales, économiques et politiques ont influencé leur travail. De quelle manière les évolutions extérieures ont renforcé le ressenti intérieur des artistes? Les innovations technologiques ont-elles généré de nouvelles possibilités d’expression? Comment ont-elles changé le travail des imprimeurs, des vidéastes, des photographes, des artistes performeurs et des concepteurs de jeux vidéo? Les hackers sont-ils aussi des artistes? Le contexte politique, économique et technologique n’était-il finalement pas si important? La biographie a-t-elle dicté le changement dans l’œuvre – les personnes que l’on a rencontrées, les expériences et les émotions qui en ont résulté?

Dans un deuxième temps, l’objectif est de transformer des centenaires en nouveaux artistes. Ils tricotent, dansent, peignent, chantent ou racontent des histoires. On souhaite regarder vers le futur ensemble avec les personnes sélectionnées. Comment les centenaires imaginent-ils le monde dans 100 ans? De quelle manière la cohabitation entre jeunes et vieux devrait-elle changer? Avec cette campagne, Orion veut toucher un public jeune et âgé. L’idée d’un roadshow est évaluée. Ce musée itinérant irait de quartier en quartier, de maison de retraite en maison de retraite. Le programme de médiation incluant conférenciers et médiateurs est intégré dans le roadshow. Les thématiques de la solitude et de la réinvention dans la vieillesse, des souvenirs, de l’apprentissage et de l’oubli des personnes et des machines y seront abordées.

Curation par la masse

Les collaborateurs et collaboratrices d’Orion travaillent à temps partiel. Ce sont des slashers qui travaillent à côté comme avocats, tailleurs, barmaids et jardiniers. Ils sont soutenus par une communauté numérique qui compte actuellement près de 2000 membres, en Suisse et à l’étranger. Ils s’engagent en tant qu’influenceurs, découvreurs de tendances et ambassadeurs publicitaires. Ils sont également impliqués dans la programmation, la sélection des artistes et de leurs œuvres. Mais la communauté finance également le musée qui s’appuie pour cela sur le système d’abonnement. Les membres choisissent entre S, M et L. Dans le processus de vote numérique, la communauté décide quelles œuvres d’art seront exposées. Un tableau d’affichage numérique recueille des idées sur les questions qui pourraient être abordées à l’avenir, sur ce qui pourrait être exposé, présenté, débattu et organisé. Le processus de génération d’idées utilisé par le collectif est transparent pour tous les membres de la masse.

Les discussions et le vote ont lieu en ligne. Tous les processus décisionnels sont transparents – y compris tous les flux financiers d’Orion. Le processus décisionnel au sein du forum est modéré par les collaboratrices et collaborateurs fixes. Ils collectent et structurent les contributions et préparent les questions auxquelles il faut répondre. Une communauté vivante est indispensable afin de garantir le fonctionnement du musée et son dynamisme. Elle doit être maintenue dans un bon état d’esprit – avec des contributions en ligne passionnantes, des newsletters considérées comme pertinentes et des événements. À eux seuls, les contacts numériques ne suffisent pas à maintenir la cohésion du collectif. Un renouvellement régulier de la communauté est inévitable. Les événements sont le point de rencontre idéal pour attirer de nouveaux membres.

Le musée choisit des œuvres sélectionnées pour sa collection – mais se considère également comme une galerie. Toutes les œuvres présentes dans les pop-ups peuvent s’acheter ultérieurement. Pour l’instant, la vente s’effectue de manière analogique. Tout ce qui ne se vend pas est proposé en ligne. Dans le sens d’un assortiment longtail, les visiteurs de la boutique en ligne peuvent parcourir les œuvres exposées et invendues des dix dernières années. Avant que leurs œuvres d’art soient mises en ligne, les artistes décident de les mettre aux enchères ou de recevoir un prix fixe. Le musée encaisse un pourcentage sur les recettes qui, associées aux contributions de la masse, permettront au musée de poursuivre ses activités dans le futur.

Le musée en tant que projet

Orion ne fonctionne pas uniquement de manière virtuelle. Toutes les expositions ont lieu initialement en ligne, deux semaines avant le vernissage. Les pop-ups sont capturés à l’aide d’un scanner 3D puis accessibles numériquement. Les visiteurs choisissent de visiter le pop-up en format 1:1 ou d’entrer dans un musée personnalisé, adapté en fonction des leurs données. Les artistes mettent en ligne des liens qui mènent à leurs sites Internet, à d’autres projets, aux comptes de leurs médias sociaux ou à des textes qui traitent de sujets abordés dans les œuvres d’art. Sur demande, un assistant numérique peut lire de petits textes écrits par les artistes en lien avec les images. Au terme des deux semaines d’exposition en ligne, il est temps de procéder au vrai vernissage. Il sera enfin possible de découvrir l’exposition et ses artistes à l’aide de tous les sens.

Le groupe de pilotage travaille principalement à domicile, dans des espaces de co-working ou en déplacement. Il n’y a pas de bâtiment administratif à proprement parler. Néanmoins, les dix collaboratrices et collaborateurs fixes se réunissent régulièrement pour des séances et des dîners riches en échanges. Les membres fondateurs ont constaté qu’ils peuvent facilement gérer les affaires du quotidien en ligne. Lorsqu’il s’agit d’innovation, de planification du futur, de conflits ou de réflexion sur le passé, les rencontres «physiques» sont indispensables. Les ateliers s’organisent principalement dans des espaces de co-working, à l’occasion de cafés ou lors de randonnées. De bonnes expériences ont été faires avec le Shared Home Office. Deux fois par année, Orion s’évade pour une semaine – en Italie, dans un village de montagne ou au lac d’Öschinen. Il est alors possible de parler de tout et de rien, y compris des questions d’ordre privé.

L’organisation est tout aussi flexible que les lieux de collaboration. Aucune personne n’est engagée hormis les dix membres du noyau dur. Les rôles sont plus importants que les hiérarchies. Orion mise sur l’holocratie. La compétence budgétaire est identique pour tous, les salaires sont transparents. Du personnel supplémentaire est nécessaire pour la construction, le déménagement et la médiation pendant la durée d’un projet. Les places disponibles sont publiées sur la page d’accueil d’Orion, sur les médias sociaux et dans les newsletters qui s’y rapportent. Pour éviter qu’Orion ne s’effondre, nous veillons à ce que les collaboratrices et collaborateurs fixes et la communauté soient présents en nombre lors des événements organisés. Ce sont dans ces moments que l’on voit si la pensée virtuelle fonctionne également dans la bonne vieille réalité analogique.


L’Université Y abrite le célèbre Institut für Zukunftsgeschichte depuis 10 ans. Perspective historique. Des recherches sont menées sur la façon dont l’avenir a été pensé, perçu et évalué dans le passé. Les différences de perception – régionales, mais aussi au sein d’une société – sont intéressantes. L’institut travaille sur une base interdisciplinaire. Il coopère avec des sociologues, des historiens de l’art et des informaticiens.

fiction 5 – étudier

Les spécificités de l’Europe

L’institut de l’Université Y se consacre au futur, même si la recherche repose sur l’histoire. On s’intéresse à la façon dont les gens pensaient, ressentaient, vivaient et évaluaient le futur. La mobilité, le développement urbain et les nouvelles technologies ont joué un rôle majeur dans les raisonnements du passé. Les utopistes d’hier imaginaient l’immobilisme. Ils imaginaient des sociétés stables au sein desquelles presque rien ne change. Ils n’étaient pas stupides: ils ont anticipé à la fois la vidéoconférence et la géoingénierie (qu’ils avaient appelée «machine à beau temps»). Les maisons mobiles n’ont jamais été construites, nous attendons les voitures volantes depuis longtemps.

Il est dans la tradition de l’institut de traiter des questions ayant une forte pertinence contemporaine. Ses collaborateurs se considèrent comme des voyageurs dans le temps, tissant des liens entre le présent, le passé et le futur. Ils étudient les anciennes visions pour l’Europe depuis plusieurs années. Comment imaginait-on l’avenir de notre continent il y a 5, 10, 50 et 100 ans? Quelles tensions géopolitiques a-t-on anticipées? Qu’est-ce qui devait maintenir la cohésion des pays? Quand est-ce que l’image d’une Europe unie a commencé à se dessiner? Comment cela se reflète-t-il dans l’art créé à cette époque? Au cours des deux dernières années, cet axe de recherche a non seulement été accentué, mais aussi affiné par les références du présent. On souhaite examiner de manière plus intense qu’auparavant les différences dans le futur passé de l’Europe, de la Chine et des États-Unis. Quelles pensées étaient similaires, lesquelles étaient différentes?

Vu de nos jours, il est intéressant de savoir depuis quand les visions d’avenir se sont assombries en Europe et quelles pourraient être les raisons de l’évaluation plus positive de l’avenir aux États-Unis et en Chine. À partir de quel moment un scepticisme technologique a-t-il commencé à se répandre en Europe, comme on peut le lire dans l’hebdomadaire République? Quel rôle le manque de Big Tech en Europe a-t-il joué dans ce revirement? Outre l’analyse traditionnelle des sources, l’institut se concentre sur l’analyse des données, des images et des films. Les analyses de réseaux aident à découvrir quels personnes, instituts, villes et ports ont façonné les visions européennes du futur. En raison du manque de compétences linguistiques, la recherche sur la Chine en particulier nécessite des partenariats avec d’autres universités et think tanks spécialisés.

Porter le présent

L’institut met également l’accent sur l’identification des perceptions divergentes de l’avenir au sein d’une société. Il analyse par où les fissures du futur se sont fait sentir et comment elles se sont développées au fil du temps. Où étaient les centres d’interprétation négative et positive de l’avenir? La formation, le revenu, la profession et l’origine ont-ils influencé les craintes et les visions? Comment se différenciaient les jeunes des personnes âgées? Quelle est l’influence de l’appartenance religieuse? Les différences ont-elles diminué ou augmenté au fil du temps? La réflexion sur ces questions doit permettre d’obtenir des réponses sur le présent. Les mêmes différences existent-elles aujourd’hui dans la perception de l’avenir? Pour qui les perspectives se sont-elles améliorées? D’après les enseignements du passé, où faudrait-il intervenir pour réduire la peur de l’avenir?

L’intérêt de la recherche repose sur l’hypothèse que la peur de l’avenir favorise la polarisation politique. Les priorités ne sont pas les mêmes selon qu’on envisage l’avenir avec crainte ou optimisme. D’un point de vue économique, les craintes entraînent des récessions. Si le contexte devient morose, l’insouciance disparaît et les investissements diminuent. L’Institut s’aventure hors de sa tour d’ivoire et veut être perçu comme un acteur engagé. D’une part, il souhaite apparaître dans les médias avec des partenaires de discussion intéressants. Et d’autre part, le projet «Chronique pour tous» vient de démarrer. On permet à des amateurs d’écrire l’Histoire. Un peu à la manière de Wikipédia, leurs chroniques sont accessibles au public et l’Institut pourra ensuite en disposer en tant que matériel de recherche.

Le programme «Université pour tous» est destiné au grand public. Une fois par mois, les chargés de cours montent sur la scène d’un club populaire et présentent leurs derniers résultats. Les discussions avec le public permettent de tirer des conclusions sur le passé dans le présent. Pour que la transmission réussisse, il faut d’une part un lien avec des questions sociopolitiques et d’autre part un langage simple, sans abréviations ni mots étrangers inutiles. Chaque année, l’ancienne piscine accueille un festival de la science. Professeurs, étudiantes, artistes, retraitées, personnalités politiques: tout le monde s’y rencontre. Pour les collaborateurs de l’Institut, c’est l’occasion de s’approprier de nouvelles perspectives et de développer de nouvelles questions de recherche par le biais de la co-création.

Savoir multimédia

L’Institut ne publie pas seulement ses conclusions et réflexions sous forme de texte. Certes, les textes restent indispensables pour les lecteurs qui approfondissent une question et dont la situation est adaptée à la lecture. Afin de répondre à d’autres besoins et contextes d’information, on s’inspire de bureaux de tendances et d’agences dont l’approche de la connaissance est plus ludique que celle des universités. Les conclusions doivent être présentées sous forme de podcasts, de vidéos et d’infographies. Les conseillers en entreprises et d’autres fournisseurs de savoirs dans l’économie ont compris que la connaissance est un produit qu’on peut promouvoir et distribuer sous une marque. Afin d’améliorer la pertinence sociale, les résultats doivent être préparés en sorte d’être compris, approfondis et propagés sur Internet. Cela exige de tester d’autres formats de publication que le PDF.

Afin de démocratiser l’accès à la connaissance, l’Institut veut premièrement réduire la complexité de la présentation des connaissances et raconter plus d’histoires. Celles-ci s’inscrivent dans l’air du temps, éveillent des émotions, stimulent l’imagination. Et deuxièmement, l’Institut connaît les mécanismes de la communication numérique. Il est présent sur les réseaux sociaux depuis des années et a pu se constituer une communauté de fans internationale. Parce que de nouveaux prestataires apparaissent sans cesse, on teste volontiers des nouveautés, comme de petites vidéos sur TikTok en 2020. Les études réalisées sont en ligne, les personnes intéressées peuvent y accéder librement sur Internet et proposer des liens directs vers les contenus. Les publications sont caractérisées aussi bien par l’image animée que par le virage acoustique. On expérimente avec des podcasts. Lors d’interviews de 30 minutes, des doctorants explorent la pensée d’autres historiens.

L’an prochain, l’Institut prévoit de convertir ses conclusions en chatbots. Une étude sur les promesses des voitures volantes sert de matériel de test. Le Lilium Jet réussira-t-il à percer ou s’avérera-t-il un pétard mouillé? Les résultats ne sont de ce fait pas seulement publiés dans des textes linéaires. Ils sont également accessibles sous forme de conversations avec la machine. Cela exige de fragmenter les textes longs en FAQ. On pose des questions au lieu de lire. La conversation avec le chatbot diffère d’une personne à l’autre. Lors de ces dialogues, les lecteurs font part de leurs propres idées et insèrent leurs propres liens. L’Institut veut utiliser les éléments de texte ainsi obtenus en tant que point de départ de recherches ultérieures, mais également pour perfectionner le chatbot.

Silver Students

L’histoire a toujours été une matière qui attire des étudiants plus âgés. Il se pourrait bien que l’intérêt pour le passé augmente en proportion de la longueur du nôtre. La direction de l’Institut s’attend à une augmentation significative du nombre de Silver students ces prochaines années. Jusqu’à un quart des étudiants devrait avoir plus de 60 ans et la hausse devrait également être importante parmi la tranche des 35-45 ans. Afin de répondre à leurs besoins, un nouveau cursus de Master est en cours d’élaboration. Il doit être conçu selon les principes du Design Thinking et avec la participation des nouveaux groupes cibles. Pour la commercialisation de l’offre, l’Institut s’adresse aux grandes entreprises. Il veut par exemple être présent lors d’événements sur le thème de la vie après le travail. Des entreprises partenaires sont disposées à financer le cursus.

La direction de l’Institut a rejeté l’idée de proposer des cursus dédiés aux étudiants plus âgés. Elle souhaite privilégier des classes mixtes, avec des élèves âgés de 20 à 70 ans. Les générations doivent s’inspirer mutuellement et apprendre les unes des autres. Les étudiants jeunes et moins jeunes partagent le même intérêt pour l’histoire du futur. Mais ils se différencient par leurs habitudes d’apprentissage, leurs connaissances, leur gestion des savoirs, leur façon de travailler en groupe. Cette diversité des compétences doit également être abordée dans le cursus. La mise en œuvre, le suivi et l’exploration de la stratégie relative aux étudiants plus âgés incombent, entre autres, à la responsable de la diversité. Dans son quotidien, les questions de genre sont reléguées au second plan par les questions d’âge.

Afin de gagner les étudiants au caractère multimédia visé des résultats, l’Institut a adapté le règlement d’examen. Les rapports de séminaires peuvent être rendus sous forme de podcasts, de courts documentaires, d’infographies, de chatbots ou de sites Internet. L’Institut s’attend à ce que les étudiants plus âgés soient plus enclins à utiliser la forme écrite et les plus jeunes, plus tentés de passer leurs examens dans un format multimédia. Grâce à la nature multimédia des devoirs, on revendique des effets d’apprentissage entre élèves, mais également entre ces derniers et les enseignants. Afin de faciliter les accès multimédias sur le même thème, les projets communs d’étudiants jeunes et moins jeunes sont encouragés. L’histoire des espoirs en matière de revenu de base est par exemple traitée sous forme de texte, de vidéo et de bande dessinée dans le cadre d’un même projet.

Interdisciplinarité vs nivellement des compétences

À contre-courant de la tendance actuelle, l’Institut für Zukunftsgeschichte étudie les revers de la médaille de l’interdisciplinarité. Il vit et profite de ses avantages depuis des années. Les recherches sur l’avenir du passé soulèvent des questions sur lesquelles des historiens se penchent conjointement avec des sociologues, des informaticiens, des historiennes de l’art, des géographes et des urbanistes. Si les historiens maîtrisent bien l’analyse longitudinale, les experts consultés ont plus l’habitude des discours spécifiques. Ils enrichissent la diversité méthodologique. On partage les compétences et les données, conjugue les points de vue, évite les raccourcis des explications monocausales. Afin d’encourager la collaboration entre les chercheurs, l’Institut investit dans une culture de recherche coopérative, avec des ateliers, des sorties et des publications communs.

Si les chercheurs et chercheuses doivent filmer, photographier, coder, podcaster, se pourrait-il qu’on en arrive à ce que plus personne ne soit en mesure de rédiger un bon texte?

Mais ces avantages de la collaboration ne sont-ils pas préjudiciables à la profondeur? Les pics de compétences ne sont-ils pas érodés par trop d’interdisciplinarité? Cette dernière aboutit-elle à ce que tout le monde ait quelques compétences et savoir-faire dans tous les domaines, mais à ce que plus personne ne maîtrise rien à fond? Les perspectives combinées entraînent-elles une standardisation des questionnements et des recherches? Que se passe-t-il si chacun se considère comme un itinérant des disciplines? Que restera-t-il à associer à l’avenir si plus personne n’a un bagage dans une discipline? Ces risques s’appliquent-ils aussi à la multimédialité? Si les chercheurs et chercheuses doivent filmer, photographier, coder, podcaster, se pourrait-il qu’on en arrive à ce que plus personne ne soit en mesure de rédiger un texte complexe et profond? Et que penser de l’actuelle critique de la promotion de la diversité du personnel de recherche; une critique motivée par des considérations politiques?

Quelle est donc la juste proportion d’interdisciplinarité, de multimédialité et de diversité? La clarification de ces questions n’en est qu’à ses balbutiements. Pour contrer le risque de superficialité, on veut renforcer le deep work. Les chercheurs doivent pouvoir se consacrer entièrement à l’approfondissement d’une question, sans être distraits par des influences extérieures. Bien que des créneaux appropriés existent pendant les grandes vacances universitaires, l’Institut réfléchit à la manière de réduire les réunions et la charge administrative. On envisage d’embaucher du personnel aux fins exclusives de collecte de fonds pour la recherche, qui serait rémunéré en fonction de ses performances. Côté étudiants, les réflexions tournent autour de la réduction des petits formats, plus précisément d’une augmentation du nombre minimum de crédits accordés pour les cours et les travaux.


Les archives des entreprises publiques suisses sont stockées dans une ancienne manufacture horlogère. Elles réunissent le passé des entreprises d’État SRF, Swisscom, CFF et La Poste. Elles ont été créées fin 2019 pour donner un aperçu des similarités et différences entre ces sociétés, ainsi que pour mutualiser les frais de fonctionnement. Après un investissement de départ de l’État, elles doivent devenir financièrement autonomes

fiction 6 – sauvegarder

Archives au pays imaginaire

Les archives des entreprises du service public misent totalement sur la tendance des pays imaginaires L’Histoire ne doit pas simplement être documentée, affichée et exposée. Ici, on souhaite plutôt offrir une expérience multisensorielle aux utilisatrices et utilisateurs. Les visiteurs des archives sont les passagers actifs d’un voyage dans le passé. L’offre s’adresse autant aux scientifiques qu’au citoyen lambda sans véritables connaissances préalables. Les attentes de ces deux publics ne sont manifestement pas les mêmes: les scientifiques cherchent à s’informer, les profanes à se divertir. Mais pour l’instant, pendant la phase de conception, les responsables ne veulent pas se laisser trop accaparer par le défi que constituent ces intérêts divergents. La première étape pour construire les pays imaginaires consiste à numériser un maximum des documents préservés par les entreprises publiques.

Des courriers ont été envoyés aux anciens employés pour savoir s’ils ont gardé des vestiges du passé à leur domicile. Des algorithmes et des statistiques d’utilisation aident à définir des priorités. Parce que les pays imaginaires doivent donner l’impression de mondes réels, une attention particulière est accordée aux documents audio et vidéo. Le public doit pouvoir les consulter confortablement installé chez lui. Comme dans un jeu vidéo, les visiteuses et visiteurs des archives suivent leur propre cheminement. Cela implique de construire une sorte de navette temporelle pour naviguer d’une décennie à l’autre. Il faut pour cela, dès le départ, envisager les mondes de la SRF, de Swisscom, de la Poste et des CFF de manière conjointe et non individuellement. Au lieu de s’articuler autour des entreprises concernées, la structure est déterminée par les époques, les lieux et les thèmes: les années 50, le Monte Salvore, les accidents et les pannes.

Les archives doivent rester un lieu analogique à l’avenir. Elles sont animées à la fois par l’homme et par la machine. Au niveau du fonctionnement, les responsables délèguent autant de tâches que possible à des robots. Ceux-ci cherchent, cataloguent, apportent, nettoient classent. On ne veut pas numériser le contact avec les visiteurs. Les archives se veulent un espace ouvert, où les gens se rencontrent, discutent, partagent leurs idées. Cela implique une architecture intérieure conviviale. À la manière du salon d’un hôtel, elle doit inviter à s’attarder. L’objectif est que les visiteurs viennent avec leur ordinateur portable et leurs enfants, boire un café, manger une part de gâteau. Les responsables espèrent que la restauration permettra le financement croisé du fonctionnement des archives.

Archives parlantes

Les archives des entreprises du service public ont l’intention de doter leurs sources de la parole. Les échanges de courrier électronique, les rapports de la direction, les articles de journaux, les discours publics et les vidéos sont autant de moyens de reconstituer l’Histoire. Le passé devient vivant, l’intérêt qu’il suscite est nourri par une accessibilité simple et intuitive. La commande vocale simplifie l’accès à l’inventaire. Les personnes âgées et handicapées peuvent s’en servir de manière autonome. Des chatbots et des assistants numériques sont employés. Outre la numérisation complète, les archives parlantes requièrent une mise en réseau élevée de l’inventaire. Cette étape est indispensable pour que les utilisatrices et utilisateurs puissent naviguer dans l’Histoire au moyen de questions. Au lieu de parcourir des centaines de pages, il suffit par exemple de demander ce qui s’est passé le 1.12.1952 ou si Benedikt Weibel s’est un jour exprimé sur le changement climatique.

Programme-t-on l’intelligence artificielle pour qu’elle puisse réécrire et compléter l’Histoire de son propre chef? L’autorise-t-on à avoir sa propre personnalité?

Dans les pays imaginaires, les visiteurs des archives discutent avec des personnages du passé. Le personnel présent inclut d’anciens fonctionnaires, personnalités politiques et membres de la direction. On peut se faire une idée du storytelling en regardant Westworld. Dans cette série de science-fiction acclamée, les gens se promènent dans un parc d’aventure virtuel, dont les androïdes vont s’échapper et se battre pour leur indépendance. Des dramaturges empruntés aux théâtres de la ville contribuent à la narration. Les pays imaginaires ne doivent pas seulement permettre de s’entretenir avec des célébrités. L’Histoire orale donne vie à des employés tout à fait ordinaires. «L’Histoire vue par les grands hommes» ne permettrait pas de s’immerger aussi profondément dans le quotidien du personnel. Des métiers menacés d’extinction, tels que guichetier à la poste ou factrice, passent ainsi à la postérité.

Les utilisatrices et utilisateurs donnent leurs instructions au personnel mécanique grâce à des commandes vocales. Des assistants numériques cherchent, traitent, présentent visuellement, mettent en relation, suggèrent des ressources susceptibles d’intéresser les visiteurs. Si on le leur ordonne, ils lisent également les contenus. On peut s’offrir un voyage temporel dans les années 80 avant de s’endormir. Au niveau de la mise en œuvre, la question se pose de savoir si les machines doivent simplement restituer le passé avec complaisance. Ou programme-t-on l’intelligence artificielle pour qu’elle puisse réécrire et compléter l’Histoire de son propre chef? L’autorise-t-on à avoir sa propre personnalité? Ces décisions sont brûlantes. Tout passé programmé porte en lui le risque d’être pris en otage, falsifié ou effacé.

Les archives en tant que plate-forme

Les archives sont conçues en tant que plate-forme. Entrer dans l’inventaire suppose une identification. L’ensemble des requêtes, des emprunts et des extraits est enregistré. Dix ans après leur première visite, les utilisatrices et utilisateurs voient ce qu’ils ont cherché et trouvé à l’époque. Les assistants numériques n’oublient pas. Chaque nouvelle conversation avec le passé débute là où la précédente s’est arrêtée. Cela signifie aussi qu’aucun utilisateur ne visite deux fois les mêmes archives. À chaque visite, celles-ci s’adaptent davantage, les robots archivistes connaissent un peu mieux leurs interlocuteurs. Alors que ces robots étaient encore des auxiliaires laborieux au début, ils évoluent au fil du temps jusqu’à devenir des compagnons. On les écoute volontiers et on n’hésite pas non plus à se dévoiler un peu. Les utilisatrices et utilisateurs ont le choix entre plusieurs niveaux d’accompagnement lors de la visite. Les uns explorent à leur guise, les autres préfèrent être guidés avec rigueur.

Pour l’identification, on mise sur l’infrastructure numérique existante. La direction vérifie d’une part la possibilité d’utiliser le SwissPass et se renseigne d’autre part auprès des bibliothèques universitaires. En aucun cas, on ne veut imposer des identifiants supplémentaires aux utilisateurs. Une grande valeur est attachée à la protection des données. La mise en œuvre fait appel à des normes élevées en matière de sécurité des données et d’autodétermination au regard des informations. Les utilisatrices et utilisateurs décident eux-mêmes combien de temps les différentes données sont stockées. S’ils ne veulent pas construire leurs propres archives, s’ils refusent que ces dernières apprennent à les connaître, s’ils ne souhaitent pas être reconnus par les chatbots et les personnages du passé, le système efface toutes leurs données après leur déconnexion. Un audit régulier effectué par des professionnels du numérique vérifie la sécurité des données, la gestion éthique de celles qui sont collectées et les applications d’intelligence artificielle utilisées.

Se concevoir comme une plate-forme signifie pour les responsables tester les potentiels de l’utilisation coopérative. Lorsque la clientèle voyage à travers les archives vivantes des entreprises publiques, elle ne peut pas simplement discuter avec des chatbots. Elle peut aussi entrer en contact avec les autres visiteurs présents dans les archives à ce moment-là. Les archives deviennent une sorte de Second Life. Les discussions professionnelles et privées s’entremêlent. La lecture, qui ne disparaîtra pas en tant que moyen culturel de se procurer des informations, est elle aussi coopérative. Lorsque l’on parcourt les textes, on peut afficher les signets et les annotations d’autres utilisateurs. Comme c’est le cas aujourd’hui avec Kindle ou Medium, on voit quels passages ont été marqués et commentés. Ce mécanisme s’apparente à l’annotation de manuscrits. Aujourd’hui comme durant la Renaissance282, la lecture coopérative permet au dernier de tout rafler. Quelles sont les idées du passé qui passeront à la postérité?

D’anciens employés parmi le personnel

Pour le fonctionnement quotidien, les responsables prévoient d’embaucher d’anciens employés. Ceux-ci doivent d’une part apporter leur savoir durant la phase de conception et de construction. En tant qu’anciens détenteurs des savoir-faire des entreprises, ils sont les meilleurs spécialistes du passé de celles-ci. Plus ils sont âgés, plus leur regard remonte loin en arrière. Dans l’esprit de l’histoire orale, les responsables veulent créer des personnages virtuels du passé qui ont par exemple travaillé lors des débuts des PTT. Grâce aux interviews d’anciens employés, ces personnages imitent la réalité, mais développent également une personnalité. Plus celle-ci est marquée, plus le pays imaginaire paraît authentique; toutefois cela augmente aussi le risque que l’Histoire soit surexpliquée et manipulée.

Les archives misent également sur d’anciens membres du personnel dans la restauration et les relations clientèle. Les mandats de recherche sont confiés conjointement à des intervenants experts internes et à des personnes travaillant sur le nuage et disponibles à la demande. Celles et ceux qui le souhaitent peuvent faire appel aux anciens collaborateurs pour des présentations. Les archives doivent devenir un lieu de rencontre social pour tous ceux qui étaient ou sont encore étroitement liés aux entreprises d’État. Ce travail permet aux pensionnés d’arrondir leurs fins de mois et de continuer à faire partie de la société active au-delà de leur retraite. Dans leur travail quotidien, ils interagissent avec des personnes beaucoup plus jeunes, comme des chercheurs qui se rendent aux archives pour rédiger leur thèse. Et dans le même temps, ils rencontrent des gens de leur âge.

Ils ont ainsi l’occasion de discuter du passé, de l’avenir, des libertés et des soucis que crée l’âge dans la vie de tous les jours. Pour recenser les besoins des retraités et mettre au point des offres adéquates, on travaille directement avec le groupe cible. Du fait de l’intégration de personnel plus âgé dans la conception et le fonctionnement, la palette des âges est extrêmement étendue. Des jeunes de 19 ans travaillent avec des seniors de 90 ans. Tandis que les plus âgés garantissent l’accès au passé, les jeunes construisent les passerelles vers l’avenir. Ils mettent au point des intelligences artificielles, conçoivent des mondes virtuels. Gérer cette diversité des âges est exigeant et requiert un travail culturel actif.

Les archives en abonnement

Les archives des entreprises d’État souhaitent être indépendantes financièrement. Après une mise de départ des entreprises fondatrices, elles comptent pour cela proposer des offres payantes. Les futures sources de recettes et la structure tarifaire des visites aux pays imaginaires sont examinées avant même le début des travaux. L’utilisation des archives est gratuite pour les étudiants. Les bibliothèques, les universités et les administrations bénéficient de tarifs préférentiels. Les utilisatrices et utilisateurs privés et les clients professionnels doivent souscrire un abonnement payant pour s’en servir. En renfort, on fait appel au financement participatif, au mécénat et au sponsoring par des entreprises.

Les utilisatrices et utilisateurs privés paient un abonnement mensuel fixe pour accéder au passé. Celui-ci inclut la possibilité d’exploiter les ressources avec un chatbot ou de les passer en revue avec des moteurs de recherche puissants. À l’avenir, on pourra non seulement explorer les textes, mais aussi les photos et les vidéos. L’intelligence artificielle trie et ouvre par exemple les vidéos dans lesquelles apparaît la Zytglogge (Tour de l’Horloge). De nouvelles missions lancées régulièrement permettent d’examiner un aspect plus précis du passé, qu’il soit défini par le thème, l’espace ou le temps. Comme sur Netflix, les dernières «missions» sont présentées avec des illustrations attrayantes lors de l’accès au portail. Pourra-t-on ainsi proposer des expériences capables de contrer la tendance des séries et d’inciter les adeptes du binge-watching passifs à voyager activement dans le temps?

Des voyages temporels à l’époque des débuts d’Internet et de la construction d’importants tunnels ferroviaires sont prévus. Les responsables souhaitent tester les possibilités de l’Histoire alternative. Sur le modèle du roman de Philipp K. Dick et de la série à succès d’Amazon «The Man in the High Castle», ils souhaitent séduire les visiteuses et visiteurs à travers des scénarios «Que se serait-il passé si», par exemple si des lunettes intelligentes avaient été lancées au début du XXIe siècle à la place des smartphones. Un code de couleur simple indique que l’on pénètre dans un scénario alternatif. Les archives prévoient de recourir à des campagnes de financement participatif pour l’archivage et la mise en ligne multimédia de documents supplémentaires. Les membres, les sociétés d’histoire, le personnel ancien et actuel des entreprises publiques participantes sont contactés par courrier à cette fin. En remerciement de leurs dons, ils obtiennent un accès aux archives, à des manifestations ou à des livres issus de l’élaboration des histoires du passé.


SCÉNARIOS Comment la promotion des activités culturelles pourrait fonctionner

Le premier scénario de l’économisation totale implicite la privatisation. Les organismes publics de promotion de la culture perdent de leur importance en raison du manque d’argent et des critiques populistes. Les entreprises, les clients et les foules se lancent dans la brèche. Ils promeuvent le secteur culturel au même titre que la rédaction, l’entretien et la conservation de l’histoire.

Scénario 1 – L’économisation totale

Selon les données actuelles, les communes, les cantons et la Confédération soutiennent la culture à hauteur de 2882 millions de francs par an. Ce montant correspond à 348 francs par habitant. Un montant qui diminuerait considérablement dans le scénario d’une économisation totale. Les entreprises et les particuliers sont appelés à combler le vide prévu. Il pourrait en résulter une plus forte instrumentalisation de la culture par les acteurs économiques. Les entreprises ne distribuent de l’argent que dans un but précis. Leur ADN préconise que toutes leurs activités engendrent des flux financiers. Ça doit valoir la peine! Les entreprises du secteur de la promotion culturelle ont tendance à promouvoir les thèmes, les institutions et les personnes qui correspondent le mieux à leurs visions. La critique venant des acteurs culturels n’est souhaitée que si elle est intégrée aux processus d’innovation. La censure motivée par des raisons économiques augmenterait ainsi. Et tout ce qui entraverait les marchés et la croissance ferait mieux d’apparaître le moins possible.

Les acteurs culturels payés par les entreprises travaillent à la demande. Faut-il s’attendre à une esthétisation encore plus importante de l’économique? Les environnements professionnels deviennent des pays merveilleux, les publicités des œuvres d’art, les événements destinés aux collaborateurs des spectacles gigantesques. Les entreprises et leurs acteurs culturels associés voudraient-ils rendre le monde meilleur – par exemple, en popularisant le Green New Deal? Les entreprises s’orienteraient-elles plus vers le bien commun parce qu’elles sont conscientes de leur responsabilité culturelle et qu’elles se perçoivent non seulement comme des acteurs économiques, mais aussi comme des acteurs de la culture? Intégreraient-elles des mécanismes dans leurs activités commerciales pour céder automatiquement une partie de leurs profits à la culture – montants arrondis201 ou des pénalités pour chaque heure supplémentaire, ou chaque vol? En plus des entreprises, les mécènes et les masses financent également les acteurs culturels. Pour les bénéficiaires, la logique économique est évidente. L’argent est attribué à ceux qui réussissent le mieux à commercialiser leurs projets, à démontrer leur pertinence et à encourager la communauté à faire des dons. Cela demande un haut niveau de compétence numérique et un bon réseau – après tout, le marketing se fait principalement sur les réseaux sociaux.

Il n’est pas toujours nécessaire de parler de millions. Au contraire: la promotion individuelle par le biais de microdons dans un système d’abonnement comme pour Patreon ou le fournisseur de pourboire en ligne Tipee progresse. Les masses pourraient réussir à augmenter la sensibilisation à la culture – aussi parce que la promotion est plus que jamais une affaire de relations personnelles. Toutefois, pour que la privatisation puisse déployer ses forces positives, nous sommes tous appelés à y participer et à la cofinancer. Le streaming illégal devrait nous embarrasser. Si un nombre trop faible de personnes sont impliquées dans la promotion culturelle individuelle, la diversité se perdra et les acteurs culturels seront de plus en plus soumis à l’hétéronomie. La conservation minutieuse pourrait souffrir autant que la description différenciée du passé. Une privatisation plus forte engendre plus de transparence. Les plateformes mentionnent qui a reçu quel montant de qui.


Dans le deuxième scénario, la Suisse introduit le revenu de base. En même temps, les assurances sociales sont réduites et les anciens moyens de promotion de la culture limités. De nombreux citoyens et politiciens considèrent le revenu de base comme une promotion générale de notre créativité. La promotion se fait désormais à l’aide d’un arrosoir plutôt que de manière ponctuelle.

Scénario 2 – Revenu de base

En 2039, la campagne de votation gagnée sur le revenu de base mettait en évidence à quel point notre créativité pouvait augmenter. Les gens de droite, favorables à la croissance, aux marchés et à l’entrepreneuriat ont aimé cette idée autant que les gens de gauche, fans de culture. Le montant a été fixé par les initiateurs afin que le revenu de base couvre un niveau de vie minimal. La répartition à large échelle de l’argent de la promotion est équitable. Personne n’est discriminé dans ce type de promotion culturelle. Tous reçoivent le même montant, indépendamment de leur âge, de leurs compétences linguistiques ou de leur activité précédente. Ils peuvent l’utiliser comme bon leur semble pour leurs projets. La créativité n’a pas besoin d’être utile ni pertinente. Comme la pression financière sur les artistes est supprimée, ils poursuivent les idées plus folles et prennent plus de temps à les élaborer. Ce climat de créativité attire de jeunes acteurs culturels du monde entier en Suisse.

Les critiques culturels et les amis d’un État svelte voient d’un mauvais œil les mesures de promotion supplémentaires pour les individus qui dépassent le revenu de base. À quel niveau – communal, cantonal ou national – les subventions actuelles seront-elles le plus sollicitées? La réduction du soutien ciblé aux particuliers rend plus difficile le lancement de grands projets sans l’économie et les masses. Tout comme le scénario d’une économisation totale, le revenu de base pourrait forcer les effets de l’approche «The winner takes it all». Peu d’artistes féminines à succès reçoivent de gros montants, de nombreuses autres repartent les mains vides. La diversité des opinions, des approches et des formes diminue, car, même si beaucoup de femmes sont soutenues – elles le sont seulement avec une somme qui assure tout juste leur survie. Comme le soutien individuel disparaît, l’aide de l’État se concentre sur les institutions qui cultivent, exposent, stimulent, documentent et conservent la culture pour l’avenir. Leur importance en tant que conservateurs est d’autant plus grande qu’elles soutiennent directement les artistes qui travaillent pour elles. Les particuliers bénéficient donc d’une partie du financement accordé aux institutions.

Le revenu de base entraîne une ruée vers les institutions culturelles. Vos visiteurs ont maintenant plus de temps à consacrer à des choses qui vont au-delà de leur carrière et qui permettent d’assurer leur survie financière. Les institutions culturelles deviennent de plus en plus des lieux d’échange sur le passé, le présent et l’avenir. Les visiteurs ne veulent pas seulement voir et vivre quelque chose, ils veulent aussi partir informés et instruits. Le besoin de médiation culturelle augmente. Le nombre de personnes voulant devenir acteurs culturels est plus élevé que jamais auparavant. Elles quittent des emplois qui les stressent depuis des années. Les carrières de slashers continuent d’augmenter. De nombreux collaborateurs réduisent leur temps de travail afin d’exercer une activité annexe créative. On prend sa retraite plus tôt pour pouvoir se consacrer à des passions pas encore assouvies. Plus d’innovations sociales sont issues de ces nouvelles libertés. Cependant, le revenu de base affaiblit le revenu moyen. Les musées, les bibliothèques et les théâtres sont appelés à baisser leurs prix.


Dans le scénario Big Data, les machines décident à la place des humains qui reçoit quels fonds. De la même manière, nous les laissons décider quel passé doit être entretenu et sauvegardé pour l’avenir. En allant plus loin, les robots-promoteurs ne choisissent pas uniquement les bénéficiaires et des montants, ils mettent aussi sur pied des équipes d’artistes prometteurs.

Scénario 3 – Big Data

Il est clair que les machines peuvent traiter beaucoup plus d’informations que nous, les humains. En utilisant les robots, la promotion culturelle espère allouer de l’argent avec davantage d’impact. Les retombées se placent régulièrement au centre de la politique culturelle. Les arguments sont basés sur la réussite économique, la consolidation des fractures sociales, le Green New Deal, la transition numérique, la formation et la réflexion. Leurs décisions se basent sur les traces que laissent nos données. Côté utilisateurs, chaque entrée de musée, chaque chanson diffusée en continu, chaque magazine acheté, chaque livre emprunté, chaque voyage entrent dans l’équation sur laquelle se fonde la décision. Les données montrent ce qui est efficace et l’interdépendance entre les produits culturels et les institutions. Il n’est plus nécessaire d’estimer si un ménage dépense effectivement 57 francs par mois pour les «produits audiovisuels». On le sait très précisément.

Côté acteurs culturels, chaque image, chaque texte, chaque œuvre, voire chaque pensée est mesurée. Les robots-promoteurs veulent savoir ce qui est produit et exposé et quels sont les effets sur les visiteurs. Pour être détectés par les algorithmes, les acteurs culturels doivent peaufiner leur présence numérique. Dans le scénario «Big Data», seul ce qui a été numérisé est promu. Un travail qui n’a pas été mis en ligne ne peut pas être détecté par les machines. Mieux la culture et ses effets peuvent se décrire avec des données, plus la probabilité de soutien est grande. Il ne fait aucun doute que l’automatisation diminue la bureaucratie. L’argent est distribué automatiquement et les acteurs culturels peuvent se concentrer entièrement sur leur travail. Ils n’ont plus besoin à rédiger de demandes et n’ont plus à perdre leur temps en réunions. Les machines prédisent si les acteurs culturels feront bon usage du temps financé. Elles n’ont besoin ni de calendrier ni d’offre. En revanche, les critiques craignent l’uniformisation de la création culturelle si tout doit rentrer dans la méthode de calcul des algorithmes.

L’utilisation de machines permet aux organismes de soutien de se concentrer entièrement sur l’encadrement, l’interprétation et le marketing. Ils ont surtout le temps de raconter des histoires. Dans la phase de transition, ce sera la tâche de la promotion culturelle d’aujourd’hui d’éduquer les robots-promoteurs. Une fois qu’ils auront été programmés, leurs décisions devront être remises en question de manière critique. Qu’est-ce qui a changé par rapport au passé, qu’est-ce qui a augmenté, a diminué? Qui sont les gagnants, qui sont les perdants du changement de système? En accord avec l’économie des jetons, les acteurs culturels pourraient être soutenus avec de la cryptomonnaie plutôt que de l’argent. Contrairement à la monnaie classique, sa valeur change avec le temps. Elle croît lorsque la valeur de la culture augmente, la société récompense les questions et les réponses des acteurs culturels lorsque certaines formes d’art se raréfient.


Le quatrième scénario met l’accent sur les collectifs d’artistes. Les regroupements d’artistes en réseau et les institutions associées postulent afin de recevoir les fonds annoncés. Le financement est plus fortement basé sur des critères normatifs qu’aujourd’hui. L’argent est distribué là où quelque chose a un sens, et non pas là où la résonance est quantitative.

Scénario 4 – Collectifs d’artistes

L’évolution vers les collectifs correspond à la tendance qui va vers les équipes interdisciplinaires qui regroupent des compétences différentes. On partage, on s’inspire, on se défie et on se complète. De tels clusters de capacités sont indispensables pour la création et la conservation des pays imaginaires. Pour que ces mondes virtuels et mis en scène puissent déployer leur magie, ils doivent faire l’objet de recherches approfondies, être magnifiquement écrits, construits avec brio. On partage, on met en scène et on irrite. Le besoin d’équipes interdisciplinaires dans les pays imaginaires des séries télévisées, des festivals, des expériences gastronomiques ou des jeux à grande échelle est évident. L’interaction des compétences conceptuelles, techniques et organisationnelles est également indispensable à l’organisation de voyages dans le passé et dans le futur.

Les collectifs soutenus sont ceux qui, en plus d’une vision, peuvent se prévaloir d’une grande variété d’expériences. Dans ce scénario, le nombre de projets est plus petit, mais les montants plus importants. Les promoteurs ne s’intéressent pas à la façon dont l’argent est distribué au sein du groupe. On mise sur l’auto-organisation. L’effet est le facteur déterminant au même titre que les expériences potentielles. Les membres des collectifs vivent souvent sous le même toit, la vie et le travail se confondent. Certains des collectifs ont même construit des maisons dirigées par des personnes charismatiques qui les représentent en public et poursuivent leur développement. Les communautés de travail deviennent des communautés de vie. Les maisons fonctionnent comme des ateliers, des centres de recherche, des galeries et des salles de médiation culturelle. Les grands collectifs se transforment en académies d’art. Les intermédiaires disparaissent.

Les collectifs qui se présentent comme entité de promotion culturelle possèdent un avantage concurrentiel élevé. Alors que certains collectifs sont proches des marchés et se concentrent principalement sur la valeur marchande leurs œuvres, d’autres agissent de manière plus critique envers la société. Les premiers cherchent à coopérer avec les entreprises, les seconds avec l’État. Plus les ambitions sont formulées clairement, plus l’attrait pour les jeunes acteurs culturels est grand et plus le collectif devient intéressant pour les médias. Les collectifs se considèrent comme des influenceurs institutionnels. En tant que tels, ils soutiennent le Green New Deal, la conquête de l’espace, la promotion de la culture de la machine, le renouvellement du contrat social, la célébration de la vieillesse, l’économie décentralisée. Le défi des femmes artistes est de trouver un collectif approprié. Les compétences sociales et la coopération collective sont au premier plan de ce scénario.


Le cinquième scénario reproduit The Truman Show, le film culte de la fin des années 1990 qui décrit un monde de l’art dans lequel la réalité est simulée. Une cohorte de professionnels de la télévision surveille chaque pas de l’actrice principale. Les images sont diffusées en direct 24 heures sur 24 sur les téléviseurs du monde entier.

Scénario 5 – The Truman Show

Le scénario «The Truman Show» ne cherche pas à sensibiliser les gens aux dangers de la surveillance et de la manipulation de la réalité. Il vise plutôt à attirer l’attention sur les possibilités de simulation du futur. Il part du postulat mentionné dans l’introduction de ce travail que nous pourrions être prisonniers du présent. Les visions positives sont devenues aussi rares que les innovations sociales radicales. La numérisation, en particulier, fait l’objet d’une suspicion générale. Elle ne fait pas que produire constamment plus que ce qui précède. L’iPhone X en fait plus ou moins autant que le premier iPhone. Les ordinateurs portables sont de plus en plus fins et légers, mais, en réalité, restent les mêmes. Toutefois, on craint surtout la fin du travail, un monde sans hasard, des tonnes de déchets électroniques, la surveillance et des entreprises omnipotentes. Les fans et les critiques se trouvent dans une boucle sans fin. Ils échangent les mêmes arguments depuis dix ans. En même temps, les fronts entre les forces qui aspirent à mondialisation et les nationalistes se durcissent. Un blocage similaire pourrait survenir entre les verts et les promoteurs du libéralisme. Cette Fin du futur doit être combattue pour ne pas accorder aux partisans de l’apocalypse le monopole de l’interprétation de l’esprit du temps. Dans ce scénario, le financement de la culture permet donc d’échapper à la comédie du Jour sans fin. Les acteurs de la culture doivent rechercher les causes du manque d’imagination actuel, créer de nouvelles perspectives positives sur l’avenir – en tenant compte de la transition numérique, mais aussi d’autres mégatendances comme la révolution biologique, l’âge d’argent ou le tournant écologique. Pour développer leurs visions, ils disposent d’un énorme réservoir d’idées issues du passé et de la science-fiction. Il est bien possible que notre avenir ait été décrit par le passé dans L’histoire du futur.

Les acteurs culturels deviennent des voyageurs du temps qui recherchent dans un passé lointain l’innovation, au-delà des fantasmes de toute-puissance capitaliste et technologique. La promotion culturelle pondère ces expériences afin de découvrir de nouvelles visions. La diversité des prototypes, des gymnastiques intellectuelles, des expériences et des simulations soutenus semble importante. Les univers artistiques peuvent se dérouler sur le papier de façon purement conceptuelle. Ou alors, les futurs alternatifs sont vraiment testés – dans le cadre de simulations, dans des zones résidentielles, des jeux et des villages abandonnés. Un soutien est fourni à ce qui est amusant. Les expériences menées par la Finlande sur le revenu de base ou la Biosphère II, où d’énormes sphères ont été utilisées pour entraîner des missions vers Mars, en sont des exemples. Un soutien est fourni à ce qui est positif et différent. On verra si tout cela réussit lorsque l’esprit du temps s’éclaircira, lorsque le présent sera à nouveau perçu comme passionnant et plein de délectation, lorsque la curiosité et l’ouverture face à l’avenir seront de retour.

Le sixième scénario présente une situation sombre. Les partis réprouvant la culture ont pris le pouvoir. La puissance du régime est basée sur des algorithmes. Ils contrôlent ce que nous faisons, disons et partageons en ligne, ce qui est multiplié. En tant que police de la pensée, ils veulent contrôler nos sentiments et nos pensées.


Scénario 6 – La police de la pensée

Le sixième et dernier scénario est peu vertueux. Peut-être pouvons-nous malgré tout en apprendre quelque chose? C’est le règne de la police de la pensée. Elle n’apprécie pas la pensée critique. Seules sont autorisées les formes culturelles qui nous font passer le temps, nous divertissent, ne nous font pas trop réfléchir. L’artiste qui donne libre cours à sa créativité devient immédiatement suspect. La lecture dans l’espace public est taboue. Grâce aux AirPods, nous sommes informés et standardisés. L’intelligence artificielle censure les pensées suspectes. Toute forme de culture qui encourage un regard trop attentif sur le présent est interdite. Qui remet en question les autorités politiques et économiques est discriminé. On ne le remarque pas forcément. Les algorithmes sont invisibles et fonctionnent discrètement. Ils vous empêchent d’obtenir un emploi, répondent aux demandes, si nécessaire utilisent les deepfakes. Et réécrivent l’histoire si nécessaire. D’un seul clic, le centre de commande supprime les biens culturels numériques qui disparaissent en quelques secondes. L’histoire est réécrite, sur les sites gouvernementaux, sur Wikipédia. L’histoire alternative devient réalité.

Une fausse pédophilie peut rapidement ruiner une carrière. Les acteurs culturels qui mettent en lumière le passé, qui observent le présent de manière critique, qui s’engagent pour des futurs variés, sont particulièrement touchés par cette restriction. Un tel scénario peut sembler exagéré, et pourtant on peut en voir les prémices dans plusieurs États voyous. Même les États-Unis ont au pouvoir un gouvernement dans lequel les ministres qui pensent différemment ne sont plus tolérés au sein du cabinet. En Hongrie, une nouvelle loi prévoit la création d’un Conseil national de la culture qui permettra «la gestion stratégique des secteurs culturels par le gouvernement». Dans un tel scénario, la libre promotion de la culture est de moins en moins envisageable. Elle doit se faire dans la clandestinité. À l’ère du numérique, les femmes artistes, leurs institutions et la science ne peuvent plus être soutenues par l’envoi d’argent. On peut supposer que les futurs systèmes autoritaires surveilleront de très près les transactions financières. L’argent est supprimé, les criminels arrêtés, emprisonnés, retirés de la circulation.

Le soutien des acteurs culturels se fera plutôt de manière détournée avec de l’argent liquide. Le soutien en matériel et dédié à l’accès aux infrastructures est encore plus important. Tout ce dont les artistes ont besoin dans leur vie quotidienne et pour leur travail est pris en compte: nourriture, logement, vêtements, couleurs, instruments. Locaux, scènes, réseaux et moyens de transport sont également très demandés. Offrir une infrastructure signifie créer des plateformes pour que les artistes, les penseurs et les collectionneurs puissent présenter leur travail et leurs pensées, entrer en contact avec des personnes qui partagent les mêmes idées, exprimer des critiques sur le système. Ils doivent être vus. Nous devrions prendre le temps de les écouter dans le calme. Il est particulièrement important de protéger les histoires du passé. Ils font des copies, les impriment, les cachent, les stockent sous terre. Quel rôle y joueront les entreprises? Se subordonneront-elles aux instances de l’État ou appartiendront-elles aux rebelles, offriront-elles des espaces numériques protégés?

CONCLUSION Retour au présent

L’encouragement des activités culturelles renforce l’alternative et la non-économie Dans la logique des marchés, la rentabilité est essentielle. On se mesure face à une audience globale. L’évolutivité est donc requise. Si la culture veut réussir dans ce contexte, elle doit se mettre en réseau au niveau international et suivre les modèles appropriés. D’un point de vue européen, des alternatives aux plateformes, des propositions d’interprétation et des mégastars de Chine et des États-Unis sont souhaitables. L’encouragement des activités culturelles soutient la réflexion critique sur les offres existantes et cultive le terreau créatif des alternatives. Mais comme la diversité, les nuances, les références locales et la critique sociale se dissipent dans le processus de mise à l’échelle, il favorise dans les mêmes proportions ce qui ne fonctionne pas (encore) économiquement et échappe à la logique du redimensionnement: le modèle unique, l’imparfait, le non multipliable.

L’encouragement des activités culturelles met en lumière les extrêmes numériques et analogiques

Au cours des vingt prochaines années, les «pays des merveilles» vont se développer en parallèle dans une direction hypernumérique et rétro analogique. Dans la version numérique, ils seront virtuels, hyperréseautés, découplés de tout emplacement géographique, créés et peuplés par des machines intelligentes. Les espaces de rencontre des pays des merveilles, que nous appréhendons avec tous nos sens, sont marqués par l’analogique. Nous nous déconnectons consciemment hors ligne afin de ne pas être distraits, observés et mesurés. Les deux extrêmes ont leurs charmes avec des croisements cohérents passionnants. Pour découvrir la nouveauté, l’encouragement des activités culturelles aide à sonder les deux extrêmes de l’habitat humain, soutient le cross média et les services de traduction: réalité augmentée, projets de numérisation, tirages numériques.

L’encouragement des activités culturelles repose sur des expertes et les foules

Les foules, comme les expertes, sont en droit de choisir la culture à soutenir. Il en va de même pour la préservation du passé – lorsqu’il s’agit d’écrire l’histoire, de déterminer quelles images, séries, bâtiments, cyborgs et des tweets nous projetons dans le futur. Schématiquement, la foule est plus proche de l’air du temps, plus numérique et parvient mieux à multiplier les idées. Les expertes en revanche ont une meilleure vue d’ensemble. Potentiellement, elles sont de meilleures gardiennes de la diversité. Toutefois, pour accomplir cette tâche de manière crédible, les instances chargées de l’encouragement des activités culturelles doivent examiner leur diversité d’un œil critique. Accordent-elles suffisamment de place aux femmes, aux jeunes, aux centenaires, à l’esprit hypernumérique et écologique de l’époque actuelle, ainsi qu’aux immigrés?

L’encouragement des activités culturelles se focalise sur l’infrastructure d’une société créative

Cette infrastructure inclut des espaces où les acteurs culturels travaillent sur leurs œuvres et rencontrent un public. Avec les nouvelles formes de culture, les exigences en matière d’infrastructure changent. L’infrastructure immatérielle est tout aussi importante pour le développement des potentiels créatifs, l’expérimentation de la résonance et la mise en œuvre des discours. Celle-ci nécessite du temps – pour lire, pour réfléchir, pour discuter, pour faire des essais, pour découvrir. Sans la possibilité de penser librement, le temps n’a aucune valeur. Plus l’encouragement des activités culturelles fixe ou exige des objectifs concrets, plus les espaces de liberté diminuent. En fin de compte, une société créative nécessite des institutions et des espaces de connaissance. Sans la science et le référentiel de connaissances, elle a tendance à oublier et ne reconnaît aucune option pour l’avenir.

L’encouragement des activités culturelles peut être une expérience

En Suisse, l’encouragement des activités culturelles est réglementé. On définit des critères – entre autres pour assurer ses arrières. De nouvelles voies sont ouvertes par l’entremise de nouveaux critères de décision en matière de financement – code postal, âge, couleur du dossier soumis, mégatendances thématisées, extrêmes numériques et analogiques. Des formes totalement nouvelles de culture et d’encouragement des activités culturelles contribuent à inciter les personnes jusque-là non impliquées à s’intéresser à ce domaine. Elles pourraient inclure des actes de foi pluriannuels – comme dans le cas du revenu de base ou du mandat consistant à simuler des utopies. La sélection parmi les citoyennes de chroniqueuses aléatoires du passé, d’interprètes du présent et d’inventrices du futur a renforcé par tirage au sort la diversité de la création culturelle.

L’encouragement des activités culturelles tente d’établir une nouvelle relation avec les personnes bénéficiant d’un soutien.

Cela a pour conséquence la création de nouveaux rôles dans le cadre de l’encouragement des activités culturelles. Parmi ceux-ci, il y a la coach. Elle observe, donne des feedbacks, accompagne, met en réseau. Deuxièmement, l’encouragement des activités culturelles pourrait, en tant que prestataire, libérer les personnes soutenues de certaines tâches, par l’entremise de planificatrices budgétaires, de professionnelles du marketing et d’influenceuses. Troisièmement, en adoptant une fonction syndicale, l’encouragement des activités culturelles pourrait protéger les intérêts des acteurs culturels en situation de précarité. Au niveau méta, l’encouragement des activités culturelles pourrait façonner l’avenir et la préservation du passé. Il lance un dialogue portant sur les infrastructures, la formation, la formation continue, le développement personnel, les espaces de réflexion, et les contenus dont la culture a besoin.

L’encouragement des activités culturelles stimule l’intérêt pour le passé

L’homme est un être de mutation. La nouveauté l’intéresse énormément. Parce qu’elle lui apporte de nouveaux marchés et de nouvelles formes de pouvoir. Mais elle simplifie aussi notre vie, elle crée de nouvelles perspectives, elle est passionnante, elle dissipe l’ennui, elle renforce. Tout en stimulant la fascination pour le futur, l’encouragement des activités culturelles pourrait éveiller l’intérêt pour le passé. Cela implique de nouveaux modes d’appréhension ainsi qu’une compréhension du caractère relatif et dynamique de l’histoire, de la manière dont les personnes, les lieux et les développements étaient reliés entre eux. Les nouvelles technologies établissent de nouvelles formes d’interprétation, de conservation, de vivre le passé et de s’y déplacer. Pour pouvoir en tirer les bénéfices et interpréter les informations qui en découlent, il faut du temps et des ressources.

Sidekicks

Sidekicks


Hier für den Newsletter der Wissensfabrik anmelden

Bald hörst Du von mir.